Octobre 2020
25 octobre 2020, Saint-Nom la Bretèche.
« Les enfants jouaient dans la rue… ». En écoutant cette phrase à la radio, une question me vient immédiatement à l’esprit : « Mais depuis quand les enfants ne jouent plus dans la rue ? ».
Si on regarde bien autour de soi, rares sont les rues des villes traversées d’enfants qui se poursuivent en se bousculant. Je me souviens à la sortie des écoles, des petits groupes qui se dirigeaient vers leurs domiciles, petites maisons ou appartements à Chamalières et à Paris. A six ou sept ans nos parents ne nous attendaient pas à la sortie, nous n’avions qu’une vingtaine de minutes pour rentrer chez nous. Enfin quand nous ne décidions pas de jouer la dernière partie de billes avant de nous retrouver saisis par l’ambiance familiale, l’heure du bain, le diner à 20h00 et la fermeture des volets.
Nous en profitions quelques fois pour régler nos comptes à coup de pieds et de gifles, de ces petites batailles inachevées pendant la récréation. Chacun laissait filer son humour, sa tristesse, son désarroi, sa violence mais le plus souvent tout se résumait par un éclat de rire devant une porte d’entrée et une course à pied pour tenter de combler son retard en criant « A demain et n’oublie pas tes vêtements de sport ! ».
Ce spectacle de la rue existe certainement encore dans les petites villes et les campagnes où il ne semble pas imprudent de laisser libre les enfants alors que dans les plus grandes cités, la prudence prédomine. Un enfant rentre rarement seul. Il faut le protéger des mauvaises rencontres ou des accidents toujours possibles. Cela fait longtemps que je n’ai plus vu tirés avec une craie sur les trottoirs de Paris, des rectangles et des carrés, des frontières et des prisons, lignes tracées à la hâte, le corps courbé en deux car le temps est toujours trop court pour jouer à la marelle ou au prisonnier.
Il me manque le chant des enfants tout comme les voix qui s’interpellent, les rires non retenues, les larmes qui jaillissent, il me manque de les observer courir ou sautiller sur le bord des trottoirs, ivres d’une liberté insouciante mais qui ne résistera pas au temps tout comme cet âge premier de la vie où tout semble déjà s’achever avant même d’avoir véritablement commencé.
La rue n’est plus un terrain de jeu, cela ne l’a jamais été me direz-vous, mais vivre en effraction appartient au bonheur de l’enfance. Aujourd’hui ils inventent de nouveaux jeux et je ne doute pas que leur bonheur est comparable au mien quand j’avais le même âge. Mais si la jeunesse est heureuse, les rues ne résonnent plus de l’écho sonore des voix de l’enfance.
26 octobre,
Faudra-t-il que j’ouvre à nouveau les livres qui contiennent mes émerveillements de lecteur. Je pense aux Essais, aux Confessions, à la poésie de René Char, aux Mémoires d’Outre-tombe, à Madame Bovary. Ces jours incertains m’engagent à revisiter mes cavernes d’antan remplies de ces livres qui ne m’ont pas quitté. L’impression que je ressens, pousser la porte de ce qui fut ma première chambre, mon émerveillement de vivre derrière la glycine qui courait au-dessus des fenêtres, l’aboiement de Cora, les lézards étourdis qui confondaient entrée et sortie et sur la table en bois, des livres comme des petits cercueils ouverts à l’intérieur desquels j’apprenais à oublier.
A propos de l’école il me faut ajouter ceci. Quand je vais acheter le pain, je m’arrête quelquefois devant la cour de récréation. « L’heure de la récrée ! ». Ce n’est pas une cour, c’est une volière. Je ne me remémore pas tant les jours de mon enfance que je ne suis davantage touché par l’éphémère. Pour eux aussi les voix s’envoleront laissant à certaines heures creuses les balançoires vides, le ballon oublié et trois osselets abandonnés par une paire. Que m’importe le temps passé quand devant moi je l’imagine aller son train en effeuillant les corps en d’innombrables tiges qu’il brisera sans raison donner. La cour de récréation, là où se bat la liberté enfermée, engagée dans une sorte de re-création avant que le couteau de la guillotine ne s’abatte brutalement sur le corps et sa lumière.
J’assiste impuissant ce jour d’octobre à ces rondes enfantines qui impriment dans l’histoire un mouvement giratoire. Il s’achèvera par la fermeture du cercle, point final des joies et des souffrances. L’écriture me donne l’impression de ralentir le mouvement, poussé par une inexplicable volonté d’être lu. Mais notre histoire individuelle reste et restera sans histoire comme feuilles d’automne. A chacun la temporalité de sa vie éphémère.
27 octobre,
Lancer ses pensées et ses émotions à l’état brut comme les dés sur le tapis vert pour nourrir le journal entre les parenthèses.
Nous passons brutalement de la représentation du « Jardin des délices » de Jérôme Bosch à la représentation de « Tôt un dimanche matin» d’Edward Hopper.
Le premier est le souvenir d’un monde avant confinement, le second pendant confinement.
La foule joyeuse, moqueuse, clownesque et désespérée disparait sous nos yeux pour laisser la place au vide et au silence. Dissimulée derrière ses murs, enfouie dans ses termitières la foule n’est plus qu’une multitude de graines distribuée au hasard des habitations, attachée à des cortèges d’écran, reliée à des réseaux à la recherche ou dans l’attente de voix désincarnées.
29 octobre,
Chaos, une journée à Paris.
Dernières courses avant que les portes des magasins ne ferment, ceux considérés comme non essentiels y compris les librairies qui comme chacun sait délivrent une nourriture superfétatoire. L’entrée dans la capitale se fait facilement. Arrêt dans un café pour prendre un crème et un croissant. L’humeur est à la crispation, l’établissement fermera ce soir à minuit pour une durée de quinze jours mais personne n’y croit vraiment.
Je m’arrête devant la vitrine du magasin Schott, le regard accroché par la veste style aviateur, classique de la marque américaine. J’entre dans la boutique avec un air enjoué. J’ai toujours l’air gourmand quand je me prépare à acheter quelque chose, un manteau, un livre, une mousse à raser, des tulipes etc… Revenons au blouson Schott avec son cuir et son col en mouton, sa taille courte. Je les essaie mais la vendeuse n’a pas ma taille en magasin. Dès les premiers mots échangés j’avais remarqué son regard triste, ses yeux mouillés comme si elle venait de pleurer à moins qu’elle ne se retienne. Elle me parle de Nice, l’attentat, de sa meilleure amie qui habite Nice et vient de l’appeler, elle habite sur la place où se situe la cathédrale, a tout entendu et presque tout vu. A la fois embarrassés et déjà fatigués de cette guerre qui ne porte pas de nom, nous sommes émus. Je n’arrive pas à me décider. Elle me dit que la taille qui me correspond arrivera dans une heure. Indécis je réponds que je repasserai un peu plus tard mais quand même, je ne veux pas m’engager. Ce n’est pas un sujet, dit-elle. Vous ferez comme vous le souhaitez. Ni elle, ni moi n’avons l’esprit à conclure quelque chose. L’ambiance que nous ressentons nous projette contre l’inaboutissement, rien ne peut s’accomplir vraiment.
Il est bientôt 13h00, je me dirige vers la librairie la Compagnie. Rarement je n’ai vu autant de monde, peut-être la veille d’un jour de Noël. La clientèle est silencieuse, appliquée. Curieuse ambiance où les clients achètent mais sans que ne se dégage cette joie et précipitation qu’il est facile d’observer pendant les fêtes. Une cliente écoute les conseils du libraire, elle achète un livre puis un autre et encore un autre. Ils se déplacent au milieu des rayons, un livre d’un auteur italien puis américain, un ouvrage d’un auteur français pour ensuite s’arrêter devant le rayon des livres d’histoire. Elle remplit le sac en tissu. Queue devant la caisse. Je ne trouve pas tous les ouvrages que je souhaitais acheter alors je passe commande. En quittant je ressens une curieuse impression d’avoir partagé avec des inconnus une solidarité silencieuse confrontés à l’imprévisible, comme si ce rassemblement pourrait ne pas se renouveler. Je me ressaisis en me disant qu’il n’y a aucune raison d’utiliser le mot « FIN », que tout reste en devenir et que c’est un beau combat.
Même encombrement dans la librairie L’écume des jours. Je renonce à me procurer un ouvrage que je cherchais depuis quelque temps, trop de monde devant la caisse puis depuis des mois nous avons appris à éviter les attroupements.
Il y a du monde dans les rues, aux terrasses des cafés. Des bribes de voix, « c’est notre dernier verre. », ces paroles échangées quand le temps bute sur l’obstacle de l’heure de fin annoncée. Je voudrais m’extraire de l’emploi du temps sans avenir mais je sais que demain j’ouvrirai un agenda vide, sans rendez-vous, sans échange et qu’il me faudra inventer des horaires pour lire, écouter, faire les courses, écrire. Des horaires que je ne respecterai pas car prendre rendez-vous avec soi-même autorise les retards, les annulations de dernier moment enfin toutes sortes de compromissions.
Je remonte le boulevard Saint-Germain, m’arrête devant un kiosque à journaux pour acheter le quotidien de l’après-midi et la revue de musique classique Diapason. Le vendeur d’un air goguenard me dit : « Je n’ai jamais pu écouter du classique. C’est d’un ennui… » Je rebondis sur ses paroles pour ne pas les laisser sans suite. Nous voilà partis dans un échange amical au cours duquel j’apprends qu’il est collectionneur de Buick, qu’il n’aime que le Rock et que même le Jazz… De façon détournée il me laisse entendre que la musique classique c’est bon pour les bourgeois et les vieux. Je me retiens de lui asséner que lui collectionneur de Buick alors que moi je collectionne les albums d’Achille Talon, je me demande lequel est le plus bourge des deux. Peu importe, la conversation devient encore plus amusante quand il aborde le sujet de la peinture. « La peinture, les musées ça m’ennuie. Et pourtant j’ai une ancêtre au Louvre ! » Devant ma surprise il me dit qu’elle a été peinte par un artiste dont il a oublié le nom, un mec tordu et nabot… » « Toulouse-Lautrec ! » « Oui c’est lui. C’est une arrière-grand-mère qui pose à poils. Vous vous rendez compte, je ne suis même pas allé voir le cul de mon ancêtre au Louvre ! » « Effectivement, je ne peux pas faire grand-chose pour vous. » lui dis-je en prenant ma monnaie.
Devant l’église de Saint-Germain des Prés, j’ai encore un peu de temps pour pousser la porte. J’entre directement dans la chapelle de Saint Symphorien qui se situe tout de suite à droite. A l’époque pas si lointaine où je suivais des conférences qui débutaient à 9h30, j’avais pris l’habitude d’arriver une trentaine de minutes avant pour m’asseoir dans la chapelle. J’ai retrouvé immédiatement cet endroit où le silence livre son dernier combat contre les bruits de la ville. La chapelle n’est pas grande, une croix en fer noir est accrochée sur le mur du fond derrière l’autel. Le Christ n’y est pas représenté, seulement deux traits noirs, le plus long vertical croise au deux tiers de la hauteur un autre trait horizontal plus court. Elle donne une impression de légèreté, on dirait qu’elle flotte sur le mur et que la pierre blanche sur laquelle elle se trouve adossée, a la consistance de l’écume. La pierre est peut-être de l’écume qui se souvient des prières. Je ne prie pas car je n’ai jamais su. La prière m’est inaccessible comme si je n’avais jamais pu me hisser à son niveau.
J’écoute derrière les murs épais de l’église les hurlements chaotiques des ambulances et des voitures de police. J’observe la croix flotter comme une barque amarrée à son hôtel. Ma tête est vide, le corps incapable de ressentir ni le chaud ni le froid. Je me tiens debout dans un désert minuscule à l’extrémité duquel suintent des bougies naines qui me récitent des prières d’un autre temps.
Devant le porche de l’église, cinq ou six voitures « vigipirate » et des hommes armés.
Je reprends la voiture au parking de la place Saint-Sulpice. Je n’ai pas de temps à perdre, rendez-vous à 18h00 pour effectuer le premier accompagnement d’un jeune homme afghan sans emploi.
Pendant le trajet l’attentat de Nice en boucle sur toutes les radios suivi du confinement phase 2 et de la lutte contre le virus. Après l’assassinat du professeur d’histoire Samuel Paty par un terroriste, les heures sombres s’accumulent. J’en arrive à me demander pourquoi je dois donner de mon temps pour aider un jeune homme avec qui je ne partage rien, ni religion, ni coutumes, rien.
J’entre dans le bureau où m’attendent W et J. W mets en avant son statut de réfugié politique, me présente le document officiel qui lui donne le droit de vivre et travailler en France pour les dix ans à venir, renouvelable une fois tous les quatre ans. Nous restons plus d’une heure ensemble. Il fait nuit quand nous nous quittons. Il y a des non-dits dans son curriculum vitae. Je comprends qu’il ne veut pas parler de tout, que lui et sa famille se sont trouvés en danger menacés par les talibans.
En France depuis trois ans, il se débrouille en faisant des livraisons avec un scooter qui lui a été prêté contre promesse d’achat. W a appris le français depuis son arrivée dans le pays. Je suis surpris par la qualité de son élocution en aussi peu de temps. Quadrilingue, français, anglais, perse et le pachto, sa langue maternelle, le jeune homme de vingt-neuf ans est volontaire, déterminé à trouver un métier qui corresponde davantage à sa formation d’économiste et d’informaticien.
J’avais tort, je ne perdrai pas mon temps avec W. J et moi ressentons le même désir de l’aider à s’insérer dans notre société. J’appartiens à la communauté de celles et ceux qui sommes convaincus de l’importance de la mixité grâce aux apports des uns aux autres. Le côtoiement pacifique malgré les difficultés participe de la faculté que nous avons de vivre ensemble.
A la radio :
« La troisième victime après s’être échappée de la cathédrale et « traversé la rue pleine de sang » déclare un témoin, s’effondre dans une pizzeria. Elle trouve la force de murmurer : « Dites à mes enfants que je les aime. ».
Simone Barreto Silva avait quarante-quatre ans, mère de trois enfants.
Les cafés sont bondés. Serrés les uns contre les autres, autour des bières et boissons chaudes, ils ont pour la plupart entre seize et trente ans. Ils boivent à leurs dernières soirées. Personne n’imagine utiliser le mot FIN. A dire vrai aucune génération ne vit sans imaginer une SUITE. Aux terrasses embrassades et rires partagés, j’ai envie de leur déclarer à mon tour : « Dites-leur que je les aime tous. ». Demain et grâce à eux ne sera pas un jour de CHAOS.
Il est aux alentours de minuit quand j’éteins la lumière.
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