GINO
Vous ne connaissez pas Gino ?
Non vous ne pouvez pas le connaitre car vous n’êtes jamais venu jusqu’ici. La ville n’est pas facilement accessible, il faut prendre un bus qui n’est jamais à l’heure et une fois arrivé à la station « L’étang d’or», il faut marcher encore.
Moi je pratique ce trajet deux fois par jour. Ca me convient. Je prends le 23 comme les autres. En hiver c’est un peu plus difficile quand il faut l’attendre sous la pluie et dans le froid. On parle un peu entre nous, on ronchonne, on se sourit puis on ronchonne à nouveau. Une fois à la station « L’étang d’or», on se sépare. Certains comme moi vont prendre un café, on n’est pas si pressé d’occuper un bureau pour n’en sortir que le soir après une pause rapide pour déjeuner. J’achète d’abord le journal avant de pénétrer dans un des cafés de la ville qui en compte trois. Au « Soubise » le café est à 2.50 euros, c’est le plus cher alors qu’Au Saint-Malo, il coute 1.80 euro. Il y a de belles photos en noir et blanc sur les murs, pas comme au « Soubise » avec son éclairage façon boite de nuit à huit heure du matin et de la musique à vous empêcher d’entendre ce que vous lisez. Je ne peux rien dire sur le troisième établissement car je n’y vais jamais.
Vous ne connaissez pas Gino ?
Je n’aime pas trop les façons « branchées », c’est pourquoi je préfère le « Saint Malo ». Pas uniquement parce que le café est moins cher. J’ai des moyens, je pourrais acheter le journal à 2.20 euros tous les matins et prendre un café à 2.50 euros. 4,70 euros chaque jour, avant d’aller travailler et lire les nouvelles qui donnent à penser que vous pénétrez dans un début de fin du monde. Je pourrais mais je ne le fais pas. Seulement quand le Saint-Malo est en travaux… Si je vous parlais de Gino car les problèmes avec le bus, le prix des cafés, ça ne doit pas vous intéresser beaucoup.
Quand je pense à Gino, c’est aussi l’image de Paulette qui me vient en tête.
Dans un port en Bretagne j’avais rencontré une vieille dame qui s’appelait Paulette. Tout le monde connaissait Paulette. Ses cheveux blancs tirés en arrière, son visage martelé de rides, pas très grande, voutée, Paulette son cabas le long du corps, attendait les touristes quand ils descendaient du bateau.
« Alors vous venez en vacance ? Pour combien de temps ? Vous savez je suis contente de vous voir. L’hiver a été long. C’est triste ici en hiver, tout est vide.»
Une fois je fais la queue chez le boucher, Paulette est devant moi.
« Alors Paulette, vous devez être heureuse avec tout ce monde ! Il va faire beau! Comme d’habitude ? » demande le boucher.
Sa tête s’est inclinée à deux reprises: « Oui comme d’habitude. »
Il lui sert un petit morceau de viande. Elle paie un peu moins de cinq euros en cherchant dans son porte-monnaie les pièces pour faire l’appoint. Elle est mince et fragile Paulette. Je comprends que tout dans la vie doit être trop cher pour elle, la seule chose gratuite qu’elle peut s’offrir, c’est le sourire des touristes.
Paulette est célèbre. Dans l’unique hôtel du port, on peut voir sa photo dans un cadre doré : les rides de Paulette devant un gros rocher noir qui tombe dans la mer. Les deux images se confondent, il est difficile de les distinguer. Certains disent que Paulette est venue sur terre avant le rocher.
Gino, c’est une autre histoire. Il partage avec Paulette la même envie de parler avec les gens de la rue. A part cela il ne connait pas la Bretagne et n’aborde pas les touristes car dans cette ville il n’y en a pas.
Gino porte un bonnet rouge, tricoté sans doute par sa mère ou une cousine car il n’est pas possible de trouver une coiffe de ce genre chez les commerçants. Il est de ces individus pour lesquels le temps ne semble avoir aucune prise, habillés toujours de la même façon, pas concernés par la mode car toujours intemporels. Comme les auvergnats évoqués par Alexandre Vialatte, ils s’habillent avec des couches, un peu plus en hiver, un peu moins en été, rien d’autre n’a d’importance que la température ressentie. Ses chaussures du siècle dernier ne baillent pas pour autant, elles chaussent correctement, les lacets ajustés seul le cuir est râpé. Ses vêtements ne sont pas tâchés, si le col ouvert de la chemise est élimé c’est qu’elle a été beaucoup lavée et peut-être que dans son placard, seules deux ou trois chemises sont utilisées toute l’année quelques soient les circonstances.
Une barbe de plusieurs jours mais taillée monte jusqu’à ses yeux noirs. Quand je dis « taillée », n’imaginez pas l’effet régulier comme sur le visage des jeunes gens d’aujourd’hui, l’aspect hirsute indiquerait qu’Il ne passe pas trop de temps devant son miroir. S’il n’avait cet emploi régulier dont il est fier, je crains qu’il ne s’abandonne et devienne clochard.
Parler avec Gino, c’est d’abord tenter de se protéger de l’odeur nauséabonde de son cigare. Il ne respire qu’avec un cigare à la main, mâché, sucé, le bout éclaté mais qui dégage une fumée interminable. Curieusement je l’ai toujours vu qu’avec la moitié d’un cigare qu’il rallume régulièrement. Je ne sais pas à quel moment il consomme l’autre moitié. Je le soupçonne de les couper en deux pour que la boite dure plus longtemps. Ses doigts sont jaunis par le tabac mais son visage aussi, ce qu’on peut en deviner, la partie non dissimulée par la barbe. A propos si vous croisez Gino, ne lui serrez pas la main car sa poignée est si forte que sans s’en rendre compte, il écrase tous vos doigts. Des secondes vous seront nécessaires pour remettre de l’ordre dans votre main droite brutalement saisie dans un étau.
Gino est bavard comme Paulette. J’ai bien observé son manège, s’il ne vous connait pas et que vous vous trouvez à proximité soit pour fumer une cigarette, boire un café chaud ou utiliser votre portable, Gino tournera autour de vous et trouvera le moyen d’amorcer le contact dont il a tant besoin. En bas de l’immeuble où nous travaillons se trouve une boutique de restauration rapide. A l’heure du déjeuner, cet endroit est le paradis pour Gino. Toute la rue le connait, personne ne l’évite à moins d’être pressé. Encore un conseil, si vous avez un rendez-vous, que vous devez prendre le train ou le bus 23, choisissez un autre chemin.
Le souci c’est que son rayon d’action dépasse largement le périmètre de la petite rue et du marchand de sandwichs. L’autre jour je l’ai vu devant le restaurant turc, « La Gloire ». Il faisait les cent pas, regardait la vitrine alors que le restaurant était fermé. A dire vrai je ne l’ai jamais vu ouvert.
Il semblait réfléchir en prenant un air soupçonneux. Une autre fois il se trouvait encore plus loin du côté de la poste, devant les magasins, le cigare au coin des lèvres, son petit bonnet rouge planté au sommet du crâne qu’on aurait pris de loin pour une kippa en couleur.
Vous ne connaissez pas Gino.
Il est employé aux écritures chez le notaire X. L’étude notariale occupe les trois premiers étages de l’immeuble dans lequel je travaille. Je le croise souvent dans l’escalier mais j’ai appris à simuler l’homme pressé. Entre deux portes, devant l’entrée de l’immeuble, ne pas échanger des propos sur la politique, les héritages ou autres sujets car Gino est intarissable sur tout. A dire vrai moi aussi je suis employé aux écritures. Des écritures d’un autre ordre, qui n’obéissent à aucun horaire précis, des écritures d’un monde sans réalité mais ceci est une autre histoire. Enfin c’est pour dire que le temps m’est compté.
Une fois j’ai voulu en savoir un peu plus, je lui ai proposé de déjeuner ensemble. Nous sommes allés chez l’Italien, c’est toujours pratique un Italien. Nous sommes restés deux heures autour d’un plat de pâtes et seulement un verre de vin, le mien car il ne boit pas.
Gino a un peu raconté sa vie. J’ai appris qu’il avait une quarantaine d’années, père d’un jeune garçon qu’il voyait peu depuis que sa femme l’avait quitté. Aucune tristesse dans ses mots, rien dans son regard, seulement les faits racontés brièvement. Puis il m’a parlé de son travail, la vérification des actes notariés, la rigueur nécessaire, l’application, la précision, des mots sans rapport avec l’apparence du personnage assis en face de moi. Ensuite, en exhibant un sourire chaleureux, il a abordé la politique.
Sans passion, avec calme, il m’a parlé d’égalité des chances, du travail et du droit de profiter des résultats de ses efforts. Des propos chaleureux, équilibrés et respectueux des uns et des autres, toujours solidaires.
Vous connaissez un peu Gino, presqu’autant que moi.
Sachez que nous ne l’avons plus revu. L’odeur de son cigare tourne encore au-dessus des pains au chocolat et des tartes aux pommes. Dans la rue où tout le monde est étranger, la seule personne connue, fidèle aux écritures, a décidé de ne plus vérifier les documents officiels qui règlent la vie de la cité. Jamais je n’aurais imaginé une disparition aussi rapide. Dans les escaliers j’ai croisé le notaire qui descendait en sautillant de marche en marche. J’ai tenté de lui poser la question, « Mais où est passé Gino ? ». « De qui me parlez-vous ? Je ne connais pas de Gino. Désolé mais je suis déjà en retard pour mon rendez-vous.» Toujours pressé celui-là me suis-je dit. C’est pas comme Gino.
En prenant le bus 23, j’ai pensé à Gérard.
Vous ne connaissez pas Gérard ?
Un garçon de café au Saint-Malo. Il collectionnait les jouets des enfants qu’il ramassait dans les jardins publics. Son petit appartement en était rempli. Puis à son tour il est parti sur son vélo parce qu’il n’y avait plus de place pour ranger de nouveaux jouets. Plus un centimètre carré pour une petite voiture, sur les meubles aucune poupée ne pouvait rejoindre les autres, alignées dans leurs sourires figés.
Tous les soirs c’est la même chose. Je prends le 23 à 17h58, je me faufile juste avant que les portes ne se ferment. En me glissant précipitamment entre les sièges, c’est vraiment une chance de ne pas mettre le pied sur la queue de la Petite Sirène assise à côté de moi. Vous la connaissez la Petite Sirène. Elle descend douze stations après moi, elle va retrouver son père Andersen au bord de la mer. Enfin c’est ce qu’elle me dit car moi je ne vais pas aussi loin.
Je vais somnoler jusqu’à mon arrêt. Comment s’appelle-t-il déjà ? C’est amusant j’ai quelquefois de ces oublis, c’est comme si rien n’existait vraiment. Peut-être que Gino, Paulette, Gérard et maintenant la Petite Sirène, peut-être que je ne les ai jamais rencontrés ou alors il y a longtemps.
Moi l’employé aux écritures d’un monde sans réalité, je dois faire un effort pour ne pas me perdre au milieu de tous ces gens.
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