LE RECTANGLE
Les endives que sa mère faisait cuir lentement jusqu’à ce qu’elles caramélisent lui provoquaient un haut le cœur qu’il maitrisait difficilement. Pourtant ses parents savaient qu’il n’aimait pas les endives cuites mais cela ne les dérangeait pas d’amorcer à cette occasion un nouveau conflit.
Le dîner commençait en douceur, chacun faisant comme si de rien n’était malgré l’odeur désagréable. Impossible de faire la différence entre l’effluve nauséabonde des endives et les urinoirs de l’école. Il avait essayé de leur expliquer mais pour ses parents il ne s’agissait que d’un caprice d’enfant. Si sa mère n’était pas décidée à lui faire avaler les endives coûte que coûte, son père ne voyait pas les choses de la même façon. A dire vrai si son père n’avait pas « bouffé » comme il disait une fois en colère, des rutabagas tous les jours et pendant cinq années de captivité en Autriche pendant la guerre, sans doute se serait-t-il montré plus compréhensif. Il avait de l’affection pour son père. C’était un bon père, intelligent, jamais ivre, de très bonne éducation mais quand arrivait l’heure des endives la confrontation devenait inévitable. Un sentiment, peut-être de la haine, les opposait immédiatement. Il ne comprenait pas que l’automne pourtant une si belle saison, était aussi la saison des endives. C’est la saison des marrons, pourquoi ne pas manger une fois par semaine des marrons plutôt que cette chose verdâtre et molle, sans tenue qui ressemble à des limaces baveuses en fin de cuisson.
La bagarre s’engageait vers 19h30. Imperturbablement il déclarait qu’il n’avait pas faim mais personne ne le croyait. Devant son assiette à l’intérieur de laquelle trois endives bedonnantes se vautraient, il saisissait le couteau et la fourchette en pointant sur les corps imbéciles un regard de colère, tordant la bouche comme s’il allait vomir. Cela commençait par des moqueries de la part des parents puis progressivement le ton montait, son père se levait pour le secouer en ordonnant de les manger immédiatement sinon il devrait sévir. L’enfant tenait bon, pleurnichait mais refusait d’obtempérer. Brutalement la chaise sur laquelle il était assis, était tirée et écartée de la table. Son père sans pourtant hausser la voix plus que nécessaire, capable de ces colères froides qui vous tailladent le corps, le menaçait d’une gifle qu’il assénait quelquefois. A la fin, toujours la même, l’enfant montait dans sa chambre, puni il devait se coucher immédiatement. Ainsi la journée se terminait, sonnée par des claquements de portes et les paroles timides d’apaisement de sa mère.
Aujourd’hui nous trouverions ce procédé d’éducation exagéré et injuste. Pourtant les propos de ses parents n’étaient pas dénués de bon sens : apprendre à manger de tout, terminer son assiette, ne rien jeter. En d’autres temps, pendant la guerre, ses parents avaient été confrontés à des situations autrement plus difficiles.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Ce qui vient d’être rapporté au sujet des endives et de la confrontation n’est que le début d’une autre histoire, autrement plus longue car elle continue de s’écrire pour l’enfant qui allait devenir un homme tout simplement.
Dans le secret de sa chambre, les portes fermées et la maison à nouveau plongée dans le calme familial, l’enfant s’asseyait sur son lit conscient de sa liberté jusqu’au lendemain. Ses parents se coucheraient dès la fin du film à la télévision, assurés que l’enfant était endormi.
Il serait facile de raconter comme souvent dans les contes que l’enfant après avoir ouvert la fenêtre, a fugué la durée d’une nuit pour retrouver de grands oiseaux blancs, un cheval fougueux ou un magicien. Il s’agit dans ce récit d’un voyage d’une toute autre nature, de ces voyages qui ne s’arrêtent jamais et font de la vie jusqu’à votre mort, une seule et unique traversée.
Cet enfant ne m’a rien raconté de particulier, je ne peux pas dire que je le connaisse vraiment. Sans doute je l’ai croisé dans le préau d’une école, dans une rame de métro ou dans un bureau, assis en face de moi engagé dans des tractations commerciales qui ne semblaient jamais finir.
De l’endroit où je me trouve, il m’est facile d’observer et de me dire, c’est curieux un homme.
L’enfant avait posé sur ses genoux un bloc de papiers à dessins, sur la table de nuit un bouquet de crayons de couleur. Il a commencé à dessiner des chevaux, des chiens, des poules, des vaches enfin tous les animaux de la ferme. Il dessinait aussi un tracteur, une voiture, une barque sur une rivière puis un pêcheur et des poissons. Des arbres, un pré, une cabane mais aussi le soleil et les étoiles, la lune à côté du soleil pour ne pas l’oublier, des oiseaux dans le ciel, une grotte et un ours à l’intérieur encore une jeune fille avec des cheveux longs pour ne pas la confondre avec le garçon, une balançoire et un vélo. Impossible d’énumérer tout ce qu’il dessinait en utilisant des couleurs différentes, toutes les couleurs comme s’il avait posé un morceau d’arc en ciel sur ses genoux. Mais le dessin qu’il recommençait le plus souvent était une maison. Les enfants aiment à dessiner la maison avec une ou deux fenêtres, une porte d’entrée et la cheminée posée à l’extrémité du toit. Une cheminée qui fume pour signifier qu’elle est habitée.
Ce soir-là, l’enfant s’y est pris autrement.
Sur le papier à dessin il a représenté au milieu de la page, un grand rectangle en tirant quatre traits noirs. Voici ma maison, se dit-il mais je dessinerai les ouvertures plus tard, peut-être beaucoup plus tard….
Est-ce que le temps a tellement d’importance quand on se construit. Je ne le pense pas. Je suis en mesure d’assurer qu’après avoir passé des heures, des mois, des années à observer le travail de chacun d’entre nous pour devenir un homme, la durée compte peu. Pour certains le but sera atteint plus rapidement que pour d’autres mais qui est le censeur pour véritablement calculer le temps utilisé. L’enfant n’a donc pas pénétrer immédiatement dans le rectangle.
Les endives cuites mais pas seulement l’ont convaincues de la nécessité de se libérer. De s’éloigner le plus possible de la maison de son enfance pour rejoindre la sienne, dessinée un soir à la lumière de la lampe de chevet. Il a fait ce bond pour se retrouver derrière le dessin et depuis ce temps-là ses parents, ses amis, les gens de la rue, ses collègues de travail pensent le côtoyer. Ne se tient-il pas en chair et en os devant eux. Pourtant je peux l’affirmer cela fait de nombreuses années qu’il est en notre présence sans l’être. Aucune raison de se lamenter ni de se réjouir, nous sommes tous là et ailleurs. Tous nous nous sommes dissimulés derrière le dessin de notre maison, dissimulés pas vraiment : nous habitons notre maison.
L’enfant après s’être glissé par le toit qui n’était pas fini, s’est retrouvé entre quatre murs. Il n’a pas chômé le garnement, très vite il a voulu s’approprier les lieux de son dessin. D’abord il a terminé la construction du toit, un vrai avec des tuiles en ardoise. Le rectangle n’était plus tout à fait un rectangle, qu’importe sur l’arête faitière il a fixé une pancarte sur laquelle il a écrit avec son crayon vert un mot de quatre lettres : JOIE. Avez-vous bien compris l’enthousiasme de l’enfant lorsqu’il construit sa maison ? C’est une chose difficile à décrire mais il est important de le savoir.
Le temps a passé mais il n’est pas facile pour un être qui grandit de vivre dans une maison sans ouverture. Un jour, précisément un matin au mois de mai vers neuf heures, j’ai aperçu une main à l’intérieur du rectangle. Elle glissait un crayon du haut vers le bas puis sur les côtés.
La main dessinait un carré puis un autre et encore un autre jusqu’à achever quatre carrés sur la façade et je pense autant sur le côté opposé. Finalement il a installé les fenêtres. Puis rapidement il a accroché des volets. Plus tard mais alors beaucoup plus tard, l’enfant qui avait grandi au point de devenir un jeune homme, a créé une autre ouverture : la porte d’entrée. C’est sans doute à partir de ce moment que sa vie a pris un véritable sens car un homme sans porte d’entrée ne peut pas être un homme. J’ai trop souvent vu des maisons sans porte, fermées sur elles-mêmes avec à l’intérieur un petit qui ne grandissait pas. Comment voulez-vous ?
Par la suite les détails ne nous intéressent guère, la couleur de l’enduit et des volets, le dessin des huisseries sans parler du petit jardin avec ou sans nains de jardin, balançoire, roses, tulipes, œillets ou géraniums. Par-contre une fois je l’ai vu rentrer dans sa maison, franchir le pas de la porte mais il n’était plus seul. Une jeune femme l’accompagnait. Bien sûr vous ne le direz pas, je me laisse aller à des bavardages mais c’est important car elle ne l’a pas quitté.
Encore plus tard, de ce coin de lumière volé à la nuit qui nous entoure, là où je me trouve pour une durée incertaine, j’ai vu deux enfants jouer dans le jardin. Deux !
Mais c’est sans doute aller trop vite en besogne car l’enfant dans son lit n’a toujours pas achevé son dessin.
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