Petits Territoires T 31

T 31

TERRITOIRE 31

J’ai trouvé la porte fermée. Il serait plus juste d’écrire, condamnée. En effet un large panneau en bois dissimulait l’ouverture. Je me suis alors rappelé qu’il y a un peu plus de deux mille ans, pour ainsi dire hier, je franchissais l’entrée. C’était alors une grande porte vitrée qui s’ouvrait automatiquement et silencieusement par le milieu. Je pénétrais dans l’immense librairie qui ressemblait à l’intérieur d’une cathédrale. Des rayonnages de reliures et de documents rangés avec soin fuyaient sous des lumières tamisées et chaudes. Il n’y avait pas de bousculades mais des gens affairés qui circulaient d’un rayon à l’autre, certains demandaient conseils à des vendeurs courtois et cultivés, d’autres assis dans des fauteuils profonds avaient déserté le lieu, embarqués dans la lecture appliquée d’un roman ou d’une bande dessinée. Femmes, hommes et enfants de tous âges se côtoyaient sans se connaitre, animés d’une même passion : la lecture.

Je n’imaginais pas que la Grande Librairie fermerait un jour.

Sur le panneau de plus de dix mètres de haut et six mètres de large étaient placardées des annonces. La plus visible et sans doute la seule officielle était celle de la librairie :

«  FERMEE POUR CAUSE D’INVENTAIRE –REOUVERTURE PREVUE LE 47 FEVRIER 2072. LA DATE DE REOUVERTURE NE PEUT ETRE GARANTIE. LES INVENTAIRES N’AYANT PAS ETE FAIT DEPUIS PLUS DE DEUX MILLE ANS, NOTRE TRAVAIL SERA LONG ET DIFFICILE. ».

LA DIRECTION.

Une autre affiche sale et en partie déchirée informe que la librairie et la bibliothèque les plus proches se trouvent à six années et deux cent cinq jours de marche. Sur le côté de celle-ci un grand carton jaune a été agrafé sur la porte. Il ne m’est pas possible de retranscrire la totalité du texte car il est long et parfois difficile à déchiffrer. Je comprends que l’avertissement nous est donné par une association qui s’oppose à la lecture pour des raisons obscures. Association qui ne parvient pas à contenir le débordement d’individus extrémistes et violents. Ils militent pour incendier les emplacements où sont rassemblés les livres comme s’ils étaient des lieux de prière, bien évidemment tous les livres et documents, qu’importent les sujets traités, tout doit disparaitre.

« Nous invitons les Grands Malades de la Lecture à cesser de lire jusqu’à la date prévue de la réouverture de l’établissement. Vous constaterez qu’il s’agit d’une thérapie douce et libératrice. Dans tous les cas nous nous opposerons à la réouverture de la Grande Librairie. Nos actions bénéfiques ont déjà contribué à la fermeture d’une centaine de librairies et bibliothèques comparables à celle-ci. Nos bûchers répartis jusque dans les territoires les plus éloignés ont permis de brûler des milliards d’ouvrages et quelques auteurs… ».

Suit une longue diatribe contre la lecture et les lecteurs avant de conclure sur les vertus de l’analphabétisme nécessaire à la santé mentale et à la protection de nos enfants.

Vous imaginez ma surprise et ma tristesse. J’ai donc quitté ce territoire sans plus attendre en espérant ne pas être confronté à l’avenir à des propos d’une telle violence.

Un peu plus tard, avant de pénétrer dans le territoire 32, je me suis dit qu’il me faudra retrouver le chemin qui mène à La Grande Librairie. Qui sait, cette fureur ne suffira peut-être pas à empêcher la réouverture de l’établissement que je fréquentais encore adolescent. Il y a deux mille ans.