Mai – Octobre 2020

Les parenthèses bornent les moments de la journée. En dehors des parenthèses, prise de conscience que nous sommes confinés. A l’intérieur de celles-ci, vie confinée dans le confinement, espace clos où je trouve ma nourriture.

I

Le Président Macron ayant utilisé à plusieurs reprises le mot GUERRE contre le virus, j’ai choisi de regarder les films dont les titres commencent par G. Aucune raison que les idées idiotes cessent en période de confinement.

J’ai donc vu la Grande évasion, ce qui est un beau sujet en cette période. J’ai même imaginé que je pourrais creuser un tunnel sous notre maison pour nous échapper de cette claustration. Mais pour arriver où ? Bien sûr la forêt se trouve de l’autre côté de la rue mais l’épidémie aussi. Alors que passer sous les barbelés et les miradors permettaient de s’éloigner de l’ennemi, en chair et en os. C’était bien plus facile, n’est-ce pas…… !

Dans la foulée j’ai regardé la Grande illusion de Jean Renoir avec Jean Gabin, Eric von Stroheim et Pierre Fresnay, titre qui trouve tout son sens après la Grande évasion, sa fin cruelle et ses cinquante fusillés.
Dans les deux cas la fin n’étant pas encourageante, je me suis réfugié dans Le Grand sommeil avec Lauren Bacall et Humphrey Bogart, histoire de faire une pause. Le bonus du DVD m’a permis de voir une interview d’Audrey Hepburn qui retrace la vie et la filmographie d’Humphrey Bogart. D’une voix tremblotante, cordes vocales fragilisées, elle nous fait partager son admiration pour l’acteur.
A ce propos nous voyons un extrait de Casablanca. Ce qui m’oblige à citer le recueil de nouvelles d’un auteur américain que je découvre, William H Gass, intitulé « Regards ». La nouvelle qui a pour titre « Laisse tomber Sam » donne la parole au piano-bar qui se trouve dans le film Casablanca. L’instrument nous raconte le tournage du film, ses agacements, ses admirations avec une ironie dont seul peut être capable un piano-bar quand il s’exprime.

Puisque nous sommes en guerre, j’ai regardé Guerre et Paix. A nouveau Audrey Hepburn, tellement jeune et belle. Si j’ai trouvé les performances d’Henry Fonda dans le rôle de Pierre et de Mel Ferrer dans celui du Prince Andrei très réussis, je n’en dirai pas autant d’Audrey Hepburn dans le rôle de Natacha. Trop caricaturale, excessive dans le ton et les mimiques elle donne l’impression de s’être échappée du cinéma muet. Je dois avouer que mon vieux DVD ne me donnait qu’une version française. Cela n’a sans doute pas contribué à rendre les qualités de cette immense actrice.

Je me prépare à revoir La Grande Bellezza de Paolo Sorrentino avec cet acteur incroyable, Toni Servillo. C’est le film caractéristique de la période avant pandémie. L’histoire de ce microcosme qui se touche, qui s’embrasse, qui convole en fausses noces, qui vit dans le luxe, qui applaudit le faux nouveau génie créateur entouré de faux critiques et de faux savants gouverné par un vrai snobisme. Oui, c’est l’Italie folle d’avant pandémie mais d’une folie tellement chaleureuse et communicative.

J’oubliai, je dois appeler mon camarade Billy Wilder pour lui rendre la clé de la Garçonnière. Suite au confinement je n’en ai plus besoin. (Je ne connais pas Billy qui vivait à une autre époque, je n’ai jamais eu de garçonnière mais il me fallait trouver une fin. A ce propos La Garçonnière du même Willy est un film à voir et revoir sans modération.).

Je ne sais pas à quel moment je quitterai la lettre G qui n’est pas seulement la première lettre du nom GUERRE mais aussi la premier lettre du verbe GAGNER.

II

Nous ne sommes jamais sortis aussi loin de chez nous. Nous n’avons jamais regardé autant par les fenêtres de nos habitations et par les fenêtres ouvertes des écrans. Nous nous répliquons à l’extérieur, loin des murs qui nous entourent. Chaque jour apporte son dépaysement, l’extérieur nous interpelle, nous étonne, nous cultive, nous inquiète. Je me fais du confinement l’idée d’une vanne ouverte, d’une échappée dans les couleurs pastelles du printemps qui s’annonce.
Mais il existe des images qui resteront. Bien sûr les hôpitaux débordés, l’infirmière accroupie contre le mur, le visage enfoui dans ses deux mains, à bout de force presque à genoux pendant qu’une de ses collègues lui caresse l’épaule en signe d’encouragement et de consolation. Elles sont nombreuses ces images de détresse.
Je souhaiterais évoquer deux scènes éloignées l’une de l’autre mais pourtant si proches. La première, tout le monde l’a vue ces derniers jours. Le pape François seul et vouté, assis sous un auvent qui le protège d’une pluie diluvienne devant la place Saint Pierre, vide.
Le Pape prononce son allocution « urbi et orbi » après avoir prié longuement devant le superbe crucifix de San Marcello du XVème siècle qui aurait miraculeusement contribué à arrêter la peste. Vision du pape assis que l’on voit de dos, face à cette place désertée, peut-être résigné mais son rôle le lui interdit, fatigué, éprouvé, vieilli à l’image des croyants et des curieux qui ne se sont pas déplacés claquemurés pour lutter contre la pandémie. Je ne peux résister à l’idée que cette scène illustre les siècles qui s’achèvent brutalement, se couchent à nos pieds, époumonés. La place Saint Pierre est vide, les siècles dégorgent leur impossibilité de poursuivre à ce rythme. Il faudrait tout recommencer. Ce n’est pas le moindre des messages d’espoir si l’on pense comme moi que rien ne finit jamais.
Le vieil homme quitte son fauteuil, il s’y reprend à deux fois, se dirige lentement en boitillant vers la basilique Saint Pierre. L’Histoire est percluse de douleurs. Si rien n’est fait, tout peut arriver en pire.

« Etoile, fidèle étoile ! Quand me donneras-tu un rendez-vous moins éphémère, loin de tout dans ta contrée de certitude éternelle. ».
Ce sont les dernières paroles prononcées par le Prince Salina à la fin du film de Luchino Visconti, Le Guépard.
Cette seconde image que je retiens est d’autant plus bouleversante qu’elle nous montre un décor de ruine après la très longue scène du bal tournée dans le palais Gangi de Palerme. Le Prince Salina, magnifiquement interprété par Burt Lancaster, traverse les ruines d’une ville délabrée par la guerre. Nous entendons sans la voir les crépitements d’une fusillade, des prisonniers de guerre s’écrouleront sans avoir été jugés. Quelques minutes auparavant le Prince s’égarait dans les grandes salles du palais au milieu des danseurs, étourdi par des conversations insignifiantes, sous les ors et les velours, devant les buffets luxuriant et les candélabres d’argent. Devant l’insistance d’Angélica, Claudia Cardinale, il accepte de danser une valse, peut-être sa dernière danse, peut-être la dernière fois qu’il tiendra si près du corps la plus belle femme de l’assemblée.
C’est ce qu’il se dit. Son regard pose autour de lui le regard de la dernière fois. Ce monde-là s’en va. Il ne lui appartient plus, c’est peut-être ce qu’a pensé le Pape François lorsqu’il a pénétré dans son dernier palais, la basilique Saint-Pierre.
L’histoire n’est pas seule percluse de douleur, les hommes qui la font le sont aussi.
Mais Tancrède, Alain Delon, avec un bel enthousiasme déclare : « Pour que tout reste comme avant, il faut d’abord que tout change. ».

III

Enfant j’allais à l’école en marchant sur le trottoir, enfin plus exactement en sautillant. Le jeu consistait à poser le pied sur les sections des bordures alignées à la suite les unes des autres. Quand l’une se trouvait trop éloignée de la précédente, j’allongeais le pas au risque de perdre l’équilibre. En progressant il m’arrivait de compter les fractions de trottoir ou de me raconter une histoire sans queue ni tête. Ce déplacement chaotique était un de mes jeux solitaires de la rue.

Ce jeu, sans doute commun à de nombreux petits garçons, me revient en mémoire aujourd’hui quand je vais à pieds faire les courses vers la place du village. Les trottoirs sont bien là mais je les ignore et préfère marcher au milieu de la route. Je pourrais avec mon sac vide sautiller sur la bordure du trottoir mais je crains que quelques voisins attentifs à mes gestes, n’appellent la police pour signaler qu’un fou s’est évadé. La police a bien d’autres choses à surveiller ces jours-ci. Si je décide de marcher au milieu de la route, c’est parce qu’étant enfant je ne pouvais pas le faire dans les rues de Chamalières au risque de me faire renverser. Je prends donc ma revanche. Imaginez que cela fait plus d’une cinquantaine d’années que j’attendais ce moment. J’avoue profiter lâchement du confinement qui nous est imposé pour braver quelques interdits.
Sous la belle lumière froide qui accompagne nos journées du matin jusqu’au soir, je remonte vers le village en marchant avec discipline et concentration sur la ligne blanche qui délimite le milieu de la route. Lorsque la ligne continue est interrompue par des rectangles blancs, je sautille de l’un à l’autre. Ni vu ni connu, aucune voiture ne passe, je suis seul, seul au monde environné de chants d’oiseaux et de voitures en stationnement.

En fait l’autre matin il a bien fallu me rendre à l’évidence, d’autres que moi trouvaient tout aussi réjouissant de profiter sans crainte du milieu de la chaussée. Alors que la rue monte en passant à proximité de la mare, une famille de canards avait décidé, je me demande bien pourquoi, de prendre à leur tour la direction du village. Papa, maman canard et leurs trois petits sans se soucier une seconde que je me trouvais derrière eux, claudiquaient en rythme sur la ligne médiane. Arrivés à hauteur du feu de circulation, la bande et moi-même traversèrent la route perpendiculaire sans nous arrêter malgré le signal lumineux qui s’était mis au rouge. « Nous formons une drôle de caravane. » me dis-je en m’interdisant de les doubler. Nous nous sommes séparés devant l’entrée de l’école déserte et silencieuse. Sans doute avaient-ils l’habitude de venir chercher un enfant, il n’était pas loin de midi, la cloche allait sonner l’heure de la sortie. Ils se sont couchés dans le rayon de soleil en caquetant des paroles peu ordinaires. Se doutaient-ils que l’heure de sortie ne sonnerait pas aujourd’hui ni demain. Qu’il n’y avait plus de sorties.
Voilà ce qui se passe, jour de confinement, dans mon village. Mon témoignage sera sans aucun doute retenu par celles et ceux qui dans un siècle s’intéresseront à cette période de notre histoire, curieux de savoir ce qui pouvait bien se passer dans les villages de France lorsque la population entière avait l’obligation de rester chez elle.

IV

Holisme, définition : Entités sociales qui ont davantage de sens et de valeur que l’individu.
Je lis dans la Revue des deux mondes, un éditorial qui se réfère au livre « Le Crépuscule universel. » de Chantal Delsol.
Je n’ai pas lu cet ouvrage mais je retiens de l’éditorial la citation suivante qui reprendrait une idée importante de Confucius. Je cite : « Là où les héritiers des Lumières disent : ma liberté s’arrête là où commence celle de l’autre, l’héritage confucéen dit : ma liberté s’arrête où commence ma responsabilité. ».
En se référant à ce paradigme extrême oriental, l’éditorialiste Valérie Toranian nous explique la raison pour laquelle un pays comme la Corée du Sud sait davantage se protéger d’une épidémie virale que nos sociétés occidentales.
En cette période de détresse physique et morale, je trouve l’explication pertinente. Où souhaitons-nous appliquer la limite de nos libertés individuelles. Si elle s’arrête là où commence celle de l’autre, nous sommes alors des milliards d’individualités qui vibrionnons aveuglément dans un univers où la conscience du « vivre ensemble » serait, à défaut d’être exclue, nullement prioritaire.
La liberté individuelle telle qu’elle a été conçue au siècle des Lumières ne peut s’appliquer telle quelle, sans modifications, dans le monde d’aujourd’hui. La population en France était alors estimée à 20 millions d’individus, plus de 66 millions aujourd’hui alors que l’estimation mondiale actuellement est de 7,7 milliards et passerait à 9,7 milliards en 2050. Ainsi l’idée de responsabilité évoquée par Confucius pourrait prendre le dessus sur celle de liberté individuelle. Des millions de chinois qui portent des masques pour protéger leurs nez et leurs bouches participent de la responsabilité alors que notre liberté individuelle ferait que certains porteraient des masques d’autres pas. Celles et ceux qui n’en portent pas poseraient un regard moqueur sur l’individu qui le porte sans réfléchir que cela revient à se protéger soi-même et protéger l’autre.
Dans un monde forcément fermé et limité par la surface de notre planète, quand la population augmente de façon non maitrisée, les conséquences au niveau sanitaires sont immédiates et le deviendront de plus en plus. Je me souviens d’avoir lu il y a de nombreuses années un ouvrage à caractère scientifique d’Ernst Mayr, intitulé « Populations, espèces et évolution. » Il me serait impossible de rapporter fidèlement les propos de l’ouvrage mais je me rappelle la réflexion suivante. A savoir que plus une population de primates augmente dans un espace clos, plus celle-ci est sujette à des épidémies qui la fractionne au risque de la faire disparaitre.
De cette pandémie, émergera des sujets sur lesquels il faudra apporter des réponses nouvelles. Elle montrera ou pas nos capacités d’adaptation, celle qui touche notre liberté sera probablement une des plus urgentes à traiter et des plus difficiles dans un pays comme le nôtre.

V

N’habitant pas dans un immeuble, notre rue étant bordée uniquement sur un côté de maisons individuelles face à la forêt, nous ne participons pas au rendez-vous choral des applaudissements de vingt heures pour remercier et encourager le personnel médical. Alors s’est mis en place tous les dimanches à vingt heures un concert de klaxons. Je ne sais si la brutalité des sons qui s’en échappent est de nature à séduire le personnel soignant, comparable au barrissement d’un troupeau d’éléphants en colère, le retentissement effraie les oiseaux et provoque une fois la minute tonitruante achevée, une épaisse couche de silence qui donne au jour finissant une pesanteur inaccoutumée.
J’imagine que les couples de rouges-gorges, de mésanges et de merles qui ne manquent pas d’occupation en cette période de l’année, sont interloqués par cette habitude nouvelle, klaxonner à heure fixe. Compte tenu de leur capacité d’adaptation, ils se sont organisés pour se dissimuler dans les lieux secrets que la nature met à leur disposition, quelques minutes avant l’heure fatidique qui ne les autorise plus à chanter. C’est ainsi que l’épidémie touche les plus petits d’entre nous.

Assis sur la terrasse je dévore une tranche de pâté de lapin. Le bougre de charcutier qui nous a livré a sans doute exagéré sur l’épaisseur des tranches. Je n’en vois pas la fin. L’important n’est pas ce qui se trouve dans mon assiette mais ce que j’entends. Dans le silence inhabituel à l’heure du déjeuner, alors que les voitures devraient se croiser, les oiseaux explosent de chants. Ils se répondent, ils s’interrompent, ils s’exhortent à chanter plus fort. Je ressens du bonheur à écouter leur conversation. C’est ce bonheur qu’ils nous invitent à partager.

VI

Plus on s’évite, plus on se salue.
Il m’arrivait à une autre époque de changer de trottoir pour éviter un ivrogne, un groupe d’individus à la mine patibulaire, une petite foule rassemblée ou pour quitter l’ombre et trouver le soleil sur le trottoir opposé.
Aujourd’hui les habitudes ont changé. Nous nous écartons pour éviter de nous contaminer. Curieuse impression de voir arriver devant soi une femme élégante, un couple aux allures sympathiques et immédiatement changer de trottoir quitte à marcher dans l’herbe. Ce qui aurait pu passer pour une impolitesse devient un geste de solidarité. Alors nous nous saluons, sans le dire vraiment, en guise de remerciements.
Nous avons glissé dans notre poche une « Attestation de déplacement dérogatoire ». Demain notre téléphone sera sans doute reconnu et suivi par une intelligence artificielle dans le but de nous protéger. Progressivement le monde se referme comme les pétales d’une tulipe à la fin du jour. Mauvais moment à passer, nous ferons comme les fleurs, à grands coups de pétales nous nous ouvrirons à la lumière recouverts d’antennes invisibles pour nous protéger.

Je remarque que nombreux sont les pays qui ont la chance d’héberger les plus grands spécialistes au monde aussi bien dans les domaines de l’épidémiologie, de la microbiologie, des problèmes respiratoires ainsi que les laboratoires et autres disciplines engagées à l’intérieur du périmètre imposé par la pandémie. L’Italie, la France, l’Angleterre, l’Allemagne, la Suisse, les Etats-Unis et bien évidemment la Chine, la Corée du Sud, le Japon pour n’en citer que quelques-uns. Nous ne réalisons pas à quel point nous avons la chance de posséder les plus grands savants. L’unique problème est le temps nécessaire pour trouver le vaccin qui nous protégera alors que le nombre des morts ne cesse d’augmenter. La certitude que nous disposons des plus grands spécialistes, en un mot la quintessence de la médecine, me rappelle les concours de la meilleure andouillette « AAAA ». Mes propos s’arrêteront là car j’ai le plus grand respect pour le corps médical quand bien même la certitude des spécialistes parait quelquefois contradictoire. Le jargon utilisé pour nous expliquer que nous détenons les meilleurs d’entre tous comme s’ils avaient été déclarés vainqueurs à l’issue d’un concours sportif ou culinaire, m’engage à ces comparaisons discourtoises.
Devant pareil fléau, la plus belle langue à cultiver ne serait-elle pas celle de la modestie ?

(Ces quelques lignes avaient été écrites alors que le confinement commençait. J’apprends que le jury pour désigner la meilleure andouillette AAAA ne cesse de délibérer, victime du lobbying sauvage des laboratoires de Recherche. Par contre le concours saisonnier du plus gros melon a désigné vainqueur à l’unanimité après un seul tour, le docteur Raoult Didier. Jamais de mémoire de « cavaillonais » un accord à l’unanimité aura été trouvé si rapidement.)

VII

A deux reprises nous avons apporté une trentaine de croissants et de pains au chocolat à la maison de retraite qui se trouve à côté de chez nous. Laurent Le Goupil, le boulanger du village a participé à sa façon en nous offrant à chaque livraison six à huit viennoiseries supplémentaires. Qu’il en soit ici remercié.
Il ne s’agit pas de n’importe quelle maison de retraite. Nos mères y ont séjourné, quelques mois pour ma belle-mère qui a ouvert le bal puis s’est arrêtée de danser la première, quelques années pour la mienne qui s’est éteinte à l’âge de 98 ans dans sa petite chambre en ré de jardin. Je ne me souviens plus du numéro de la chambre, sur la porte était écrit son prénom « Françoise » dans un petit cadre doré.

Toutes les deux entrainaient le personnel dans une valse à leur manière. Ma belle-mère Geneviève exigeait son petit verre de blanc à table et son café qu’elle buvait aussi souvent qu’on respire. Il est vrai qu’elle avait arrêté sa consommation de deux paquets de cigarettes par jour, il fallut compenser. Après avoir travaillé toute sa vie dès l’âge de 17 ans, elle méritait bien quelques extras entre accidents cardiaques et périodes de rémission.
En quelques mots car la raison de ce texte n’est pas l’histoire de nos parents. Mais en quelques mots donc, ma mère a vécu dans la maison de retraite sans ne jamais perdre aucune de ses exigences. Le personnel s’en souvient peut-être encore, son médecin que je consulte m’en parle quelque fois. « Votre mère, quel caractère mais quelle vie ! ». Elle se plaignait de la nourriture, montait des frondes contre la direction mais riait beaucoup avec le personnel. Lorsque l’aide-soignante était d’origine africaine, elle lui racontait sa vie en Afrique. Sans aucun doute les Africains avaient sa préférence comme si le passé s’engouffrait dans sa chambre lorsqu’ils ouvraient la porte apportant avec eux des parfums de Ylang Ylang, des souvenirs de Romazava accompagné de ses brèdes et, plaisir suprême, les Mofo Baolina, ces petits beignets parfumés farcis à la banane.

Nous sommes allés régulièrement rendre visite à nos mères. Nous avons déserté ce lieu avec soulagement, je l’avoue, quand elles ne s’y trouvaient plus. A cause de l’épidémie, les EHPAD tiennent le haut de l’actualité. C’était pour nous le moment de nous en souvenir et d’apporter ce cadeau gourmand en remerciement au personnel de la maison de retraite de Chambourcy ainsi qu’un salut amical à celles et ceux qui font de leur vie, le métier d’accompagner nos parents.

(Depuis la fin du confinement nous avons reçu une lettre de remerciement. La direction déplore onze décès dont une assistante médicale. Egoïstement nous nous sommes dit qu’il était heureux que nos mères n’aient pas eu à affronter la Covid 19.).

IX

« E pluribus unum »: « un seul à partir de plusieurs » ou « de plusieurs, un. »
La citation serait attribuée à Virgile mais rien n’est moins sûr. Peu importe, son utilisation est intéressante. Reproduite sur les billets de banque (le dollar), devise des Etats-Unis jusqu’en 1956, synonyme de « L’union fait la force », elle garde aujourd’hui son actualité dans la mondialisation apparente que l’on observe, assemblage de nations hétéroclites et égoïstes.
Après 1956, cette devise fut remplacée aux Etats-Unis par « In God We Trust » (En Dieu nous croyons.) ce qui me surprend. A dire vrai pas tant que ça à propos de ce pays, car ce choix symbolise le retour plus ou moins rapide vers une forme de barbarisme. Il me semble que l’édification et l’unité d’un pays relève davantage du labeur des hommes « de bonne volonté » que de la croyance confuse en Dieu, source de nombreux conflits et qu’il est dommage de le hisser comme un étendard de la part d’une nation qui par ailleurs démontre une modernité qui n’a que peu de rapport avec la foi. Derrière cette devise se dissimulent une forme d’infantilisme, de pudibonderie et d’hypocrisie car la foi ainsi mise en avant est dans ce pays « moderne » la plus mal appliquée. Les conséquences de la pandémie sur le système de santé le prouvent une nouvelle fois, les inégalités entre les individus enfin tout ce que l’on sait, en un mot, les faiblesses du capitalisme sans évoquer le racisme.
Car plongées dans la pandémie provoquée par la Covid-19, les nations du monde ont davantage intérêt à faire « de plusieurs, un » que d’espérer « En un Dieu nous croyons. ». Nations et gouvernements devraient s’efforcer de concrétiser en faisant « de plusieurs, un » sinon une valeur refuge comme espérer en Dieu, mais une vertu guerrière en rassemblant la force des hommes dans un unique combat.
La devise adoptée par l’Union Européenne, « In varietate concordia » (Unité dans la diversité.) me semble autrement plus pertinente qui construirait à plusieurs l’unité et ce malgré nos différences.
Nullement l’envie d’entamer un combat anticlérical d’un autre âge, ma foi je la vis comme le virus, soudaine, indéfinissable, absente, pleine d’espérance, contagieuse mais il est vrai, assez loin des dogmes. Enfin, je la vis comme tout un chacun en accordant au mot « foi » la singularité plurielle de ce qui contribue à faire de nous un être humain.

X

Ghost, un film de Jerry Zucker avec Patrick Swayze, Demi Moore et Whoopi Goldberg. Ce n’est sans doute pas le chef d’œuvre des années 1990 mais il mérite de s’y arrêter. Sam Wheat (Patrick Swayze) est abattu dans la rue alors qu’il déclarait son amour à son amie Molly (Demi Moore). De son cadavre surgit un deuxième Sam qui n’est autre que le fantôme du Sam qui git dans la rue, ensanglanté par l’arme à feu de son assassin. Sam le fantôme n’aura de cesse de protéger Molly qui est à la merci de l’homme qui l’a tué. S’installe alors, mais après de multiples évènements dont l’intercession d’Oda Mae Brown (Whoopi Goldberg), voyante frénétique, un semblant de communication entre les trois.
Sam le fantôme est un gentil fantôme. Il voudrait être l’ange protecteur. Il voudrait aussi se venger de ce crime injuste commandé par un de ses meilleurs amis. Les scènes où Sam se trouve aux côtés de Molly sans qu’elle ne puisse le voir ni l’entendre sont touchantes. Si le réalisateur n’évite pas toujours la tonalité sirupeuse des deux amants qui se parlent sans se voir ni se comprendre, la présence du fantôme nous rappelle que nous aussi conversons avec un être cher qui n’existe plus. Nous avons individuellement crée le fantôme de la personne qu’on aimait.
En cette période de pandémie qui provoque des milliers de morts, j’ose imaginer que les fantômes n’ont jamais été aussi nombreux. Ils le sont d’autant plus que le dernier adieu que nous pouvions échangé avec la personne aimée ne peut se faire. Le travail de deuil qu’il nous était possible d’accomplir lors d’une cérémonie funèbre nous est interdit. Nous nous trouvons dans le besoin de créer nos gentils fantômes, ils nous accompagnent jusqu’à ce que nous ne trouvions plus nécessaire de leur parler et que nous prêtions au silence la force de notre inanité.
Le fantôme de Sam dans une dernière tirade, déclare : « C’est étonnant Molly, l’amour réel on l’emporte avec soi. » avant de disparaitre définitivement dans le monde fabuleux des fantômes, partagé entre les bons et les méchants.
Les bons sont vainqueurs des méchants et la morale de l’histoire est préservée. Certes Molly restera seule alors que juste avant le crime, elle avait demandé Sam en mariage. C’est dit, j’apprécie les gentils fantômes en souhaitant qu’ils ne se multiplient pas car derrière chacun d’eux, se dissimule un être que j’aime.

XI

Le décès du chanteur Christophe m’attriste. De nombreux décès me rendent nostalgiques ces jours-ci. Je pense aux musiciens de jazz Lee Konitz et Mc Coy Tyner, au compositeur Krzysztof Penderecki, à l’écrivain Luis Sepulveda et d’autres artistes qui ne me viennent pas immédiatement en mémoire. Mais Christophe c’est une autre histoire. Je l’ai entendu lorsque j’étais adolescent, je l’ai écouté après avoir atteint une cinquantaine d’années. La nuance qui sépare les verbes entendre et écouter est importante. Adolescent, je m’en moquais. Pour moi, et je n’étais pas le seul dans mon petit groupe avec lequel je partageais une même arrogance, Aline était une bluette crétine bien que je n’étais pas insensible à la gamme mélodique qui accompagnait mes premiers sentiments amoureux. Mais je ne l’aurais avoué sous aucun prétexte. Dire qu’on n’est bête quand on a vingt ans, dans le registre de la bêtise j’étais précoce, j’en avais qu’une petite quinzaine.
Le temps a passé. Adieu chansonnettes, rockers gominés, midinettes édulcorées. Barbara, Léo, Jacques et Georges ont raflé la mise. Je n’avais d’oreilles que pour eux et je ne regrette rien. Puis Jacques, Georges, Léo nous ont tiré leurs révérences, seule Barbara est restée un temps jusqu’au jour où je me trouvais dans un grand magasin, devant un rayon de chansons françaises quand j’apprends qu’elle venait à son tour de décéder. Je me suis senti orphelin. Puis Christophe est arrivé sur les ondes sans crier gare. Je l’avais complètement oublié. Rapidement il est redevenu un chanteur à la mode mais plus rien n’était comme avant. Son invention musicale, cette voix si particulière, l’image qu’il communiquait d’homme de la nuit le singularisaient. Il n’était pas comme les autres. Aucun texte de ses chansons ne me séduira autant que ceux écrits et mis en musique par les auteurs/compositeurs que je viens de citer. Mais je me suis mis à l’écouter. Sa musique résonne comme une invitation à la mélancolie. Elle m’enveloppe totalement, à la fois caressante, obsédante, rythmée sans violence. Je reste admiratif du changement réel qu’il a donné à sa carrière, des risques personnels qu’il a dû prendre. Je lui reconnais par son travail la recherche de LA NOTE comme si elle devait être l’ultime. Il possédait une désinvolture besogneuse. Alors oui, j’écoute «en boucle » Les mots bleus, Paradis perdus, La dolce vita, Elle dit, Lita… .
On peut aimer lire René Char, s’émerveiller devant les inventions de Pascal Quignard, ne pas trop s’éloigner de Montaigne et de Saint Augustin et se laisser emporter sur les ailes de Christophe.

XII

La période de confinement s’achève au moment où je termine la lecture du Journal de ce grand avocat que fut Maurice Garçon. La période commence en 1939 et se termine en 1945. Presque jour après jour Maurice Garçon raconte l’avancée des troupes allemandes, la défaite éclaire de l’armée française en 1940, la conquête de Paris, les rodomontades d’Hitler, les décisions honteuses du Maréchal Pétain jusqu’à son gâtisme final, les lâchetés des uns et des autres, la terreur et les crimes. En un peu plus de mille pages d’Histoire j’ai appris ce qu’était « l’esprit français » que d’aucuns considère comme étant « le génie français ».
Tout d’abord ces deux mois de confinement que nous venons de traverser, même pour une famille avec trois enfants dans trente mètre carré au huitième étage d’un immeuble dans une banlieue grise, Dieu sait que cela doit être difficile, ressemble à une promenade de santé en comparaison de ces six années de terreur, de tueries, de dénonciation, de vengeance et de lâcheté. Les témoignages de Maurice Garçon sont des photographies de ce qu’il y a de plus sombre dans l’individu. L’extermination orchestrée des juifs, le pillage organisé par l’armée allemande, les pelotons d’exécution et les collabos. Vous me direz que tout cela est connu mais la lecture d’un journal apporte une autre lumière que les recherches d’un historien. Le lecteur assiste jour après jour à la montée du drame et la dispersion des hommes, artistes, philosophes, médecins, avocats, politiciens. Certains propos mais ils sont rares, ne pourraient être donnés à lire aujourd’hui, contraires à la retenue que l’on s’impose. Quelques mots dérapent sur les Juifs mais il prend totalement fait et cause pour eux, les soldats américains composés, oh ! Stupeur, d’un grand nombre de nègres. Il n’aime pas les Anglais qu’il traite souvent d’incapables, n’éprouve aucune sympathie pour De Gaulle Mais il ne se trompe pas de cible : l’armée allemande, Hitler, Laval, Pétain, Mussolini dans l’ordre décroissant de ses détestations. Jamais il ne tombe dans la facilité de jugement, tout est argumenté, vécu de près. Il conserve un intérêt important pour la culture. Il nous permet de croiser dans son Journal Paul Léautaud, Paul Valéry, Pierre Benoit, Gaston Gallimard, Sacha Guitry et des dizaines de personnalité du « show biz » de l’époque.
Ces six années sont exceptionnelles et douloureuses bien qu’on connaisse la fin de l’histoire, qu’il m’a été difficile d’interrompre la lecture.
J’aimerais citer deux courts passages, des paroles de De Gaulle qui trouvent un sens en fin de confinement et la réflexion de l’auteur sur la disparition d’Hitler qui résonnent de façon inquiétante quand on assiste à la résurrection d’une forme d’extrême droite et de populisme débridé.

Le Père Bruckberger, aumônier des FFI à la suite d’un entretien avec De Gaulle, rapporte ces mots à Maurice Garçon le 17 avril 1945 :
« Le général, d’une manière générale, parait assez dégouté. Il m’a dit « La France est au fond du trou…Les Français ne veulent pas travailler…Partout, c’est le désordre. ».

A propos d’Hitler, le 30 avril 1945 :
« Je crains personnellement une solution qui ferait entrer de plain-pied l’homme dans la légende.
Il va être tué, assassiné ou il se suicidera dans quelque coin de Berlin, puis sera jeté dans quelque fosse commune ou quelque four crématoire et on ne saura rien.
Il rejoindra ainsi quelque légende pareille à celle de Frédéric Barberousse.
Et il n’en faut pas plus pour que, dans vingt ou trente ans, il devienne le grand héros symbolisant une Allemagne désireuse de remonter au rang de conquérante. »

XIII

Sondage en Italie : il est demandé si chacun d’entre nous accepterait une limitation de sa liberté pour protéger sa santé, (à ma connaissance les degrés de limitation de liberté ne sont pas évoqués), la réponse à presque 80% est positive.
Ce résultat me surprend. Donner priorité à la santé plutôt qu’à la liberté pose des questions d’ordre politique et philosophique.
L’adage « Un esprit sain dans un corps sain » ne nous a pas laissé que des bons souvenirs. Par-contre le « tant qu’on a la santé » se défend bien évidemment car c’est la courroie d’entrainement pour être libre.
La santé sous conditions, tel que rogner sa liberté, c’est aussi diminuer l’esprit démocratique. Imposer des conditions de confinement bien que largement partagées quand elle est comprise par les citoyens, est une action qui relève d’une autorité dictatoriale à la chinoise que d’une expression de la démocratie. Mais elle s’impose pour protéger des vies humaines, elle s’impose car « ma liberté s’arrête où commence ma responsabilité » selon Confucius. Mais c’est une mesure d’exception et c’est bien comme cela que tout le monde le comprend. Néanmoins accepter un degré inférieur de liberté est une réaction de peur devant la mort. Un repli sur soi qui ferme les portes à la vie et à l’espérance. Repli qui se trouverait rapidement utilisé par des partis politiques peu scrupuleux s’engouffrant dans la brèche pour nous expliquer ce qui est bien pour nous et notre santé. De là à décider d’élire la race la meilleure en fonction de sa couleur de peau, de sa façon de penser, de sa croyance enfin bref de nous transformer en cheptels, le pas risquerait d’être rapidement franchi. Là encore, ne perdons pas la mémoire.
D’un point de vue philosophique l’idée de me sentir « empêché » nécessite qu’elle soit acceptée en fonction de mon idée de la liberté. Sans refuser les règles, à nouveau Confucius, je suis investi de la nécessité que ma liberté doit être totale, c’est-à-dire correspondre à la conception que je m’en fais « sans empêchement » mais en m’inscrivant dans l’espace compris que « ma liberté commence là où s’arrête celle de l’autre. ».
Il m’a été reproché en citant Confucius de faire l’éloge ou d’accepter le rôle du Parti dit « Communiste » Chinois. Bien évidemment que non. La question que je pose c’est comment, dans un monde qui n’a plus rien à voir ni avec celui de Confucius ni avec le siècle des Lumières, nous allons vivre notre liberté nouvelle. Les résultats du sondage en Italie bien qu’il soit nécessaire de le nuancer après deux mois de confinement, me font craindre que la route pour la liberté sera difficile et que malheureusement les générations qui nous suivent n’échapperons pas à des excès de non-liberté et de trop de liberté. Les deux tuent.
Nous nous trouvons face à un nouveau pari. Trois forces sont en présence : l’organisation de la société, la biodiversité et la liberté. Il faudra nécessairement se soucier de l’équilibre des deux derniers dans le cadre d’une organisation sociale.
Sans protection de la biodiversité, l’homme disparaitra.
Sans liberté assumée, l’homme sera robotisé.
L’organisation sociale induit l’économie. Tout comme la santé, elle est aussi la courroie de transmission incontournable qui, selon qu’elle se trouve plus ou moins libre, organisée, démocratiquement acceptée, permet à l’homme de vivre en société.

XIV

J’apprends l’existence d’un syndrome que je ne connaissais pas. Le syndrome de la cabane qui se manifesterait après une période de confinement. En bref, certaines personnes confinées n’accepteraient pas de se dé confiner. Elles préfèrent rester dans « la cabane » car le monde extérieur est devenu une agression. Phénomène inverse du prisonnier qui chercherait par n’importe quel moyen à s’échapper. Le confiné, bon an mal an, est une victime consentante. Le prisonnier est une personne, je n’oserai la qualifier de victime, qui se trouve brutalement privé de liberté. Son confinement est imposé par la justice.
La peur de l’extérieur nécessite un enferment, l’attraction de l’extérieur tend à briser les chaines de l’enfermement. L’habitat est soit ouvert ou fermé mais dans tous les cas il n’est pas vivable. L’homme qui ne trouve sa quiétude, à défaut de bonheur, que dans l’occupation d’un de ces deux espaces de vie ressent de toute façon un manque. Ne pas avoir la capacité d’ouvrir ou tirer la porte de l’habitat en toute liberté. L’unique force qui le domine est celle qui l’amène à épouser sa révolte. Au-delà de celle-ci, rien n’est visible encore moins envisageable. Les deux confinés ne possèdent aucunement la distance nécessaire pour se voir autrement. Ils ne sont pas uniquement confinés mais ils sont aussi entièrement enfermés à l’intérieur de l’enfermement. C’est la double peau protectrice. Le confiné volontaire se roule dans ses protections pour ne rien laisser voir de son existence, le prisonnier cherche par tous les moyens à taillader cette double peau pour s’en séparer.

Le syndrome de la cabane est une belle appellation pour dire la fragilité de l’habitat à l’intérieur duquel on se protège. Rien n’est plus précaire qu’une cabane. Le vent, la pluie, la neige, les tremblements de terre, nombreux sont les éléments extérieurs ayant la capacité de la détruire.
Le confiné volontaire mais transi ne le sait que trop tandis que les autres hommes, la foule des hommes se précipitent au-dehors pour oublier rapidement la période de confinement qui leur a été imposée. Mais les victimes du syndrome finiront bien par sortir. Ils pousseront la porte, feront quelques pas autour de la cabane en s’étonnant eux-mêmes de tout ce courage dont ils ne se savaient plus capables. Dans l’enfermement, que l’on soit confiné volontaire ou prisonnier qui subit sa peine, la méconnaissance de soi prend une importance largement dominante sur ce que l’on pense être capable de faire. L’angoisse doit laisser la place à l’étonnement.
La capacité d’étonnement est la faculté qui permet de renverser le mur des convictions fortes. Laisser un peu de place à l’étonnement revient à poser les premières pierres du questionnement. L’un ne peut aller sans l’autre. Le premier entrebâille la porte, le second pose les premières pierres de ce qui deviendra liberté.
Le prisonnier aussi s’étonnera de son manque de liberté. Avec un peu de chance il trouvera le recul nécessaire pour observer sur le mur de sa cellule le plein et le vide, l’intérieur et l’extérieur. Il pèsera les poids respectifs de l’entrave et du libre mouvement. Au lieu de forcer la porte, il l’entrebâillera à son tour, sous réserve qu’il respecte et gagne la confiance de ses geôliers. Imaginons qu’il utilise les bonnes pierres, qu’il sache où et comment les placer, celles qui l’aideront à construire sa liberté.
Il n’existe aucun syndrome qui « empêche » définitivement la liberté de l’homme. Encore moins celui de la cabane… Pensez-donc, une cabane ! Par contre les expériences sont nombreuses qui nous obligent à trouver en soi un supplément d’âme, un renouvellement de nos forces. Le confinement en est une.
Sans oublier qu’un homme seul ne peut tout faire. Sa solitude « l’empêche de marcher ». Qu’il soit sous le coup du syndrome de la cabane ou sous le coup d’une peine à subir, l’homme sans l’autre est une nuit sans lumière.

XV

Vous n’avez pas été sans remarquer que pendant la période de confinement, le téléphone a sonné très souvent. Enfin pour les confinés qui ont gardé un minimum de vie sociale. Il n’est pas impossible que cette période « de vie empêchée » soit propice à la découverte et à l’interprétation d’habitudes diverses que l’on traine avec soi depuis des périodes antérieures au confinement.

Donc, le téléphone.
Belle invention qui souvent dérange mais peu importe, aucune raison de décider seul à quel moment et à qui on veut parler. J’ai pour habitude de répondre systématiquement sans trop me soucier du nom qui s’inscrit sur le combiné. Avec l’utilisation des portables, il n’y a plus guère de ligne fixe. On peut appeler et être appelé de n’importe où et quel que soit l’environnement. Au bruit d’un avion, d’un moteur asthmatique ou d’une chasse d’eau, il est possible d’imaginer à quel endroit se trouve la personne au moment où elle vous parle. Malheureusement d’un portable à l’autre, la communication n’est pas toujours audible.

Venons-en au fait.
Vous êtes appelé par une personne que vous connaissez bien. Généralement le début se passe correctement mais au-delà de quelques secondes ou minutes, l’interlocuteur devient difficile à entendre. Vous répétez plusieurs fois « Allo ! Allo ! ». Vous ajoutez que vous n’entendez pas bien et la seule réponse audible que vous recevez, c’est « Mais moi, je t’entends ! ». Cela dure quelques secondes supplémentaires, votre interlocuteur s’impatiente et vous répète qu’il vous entend très bien. De guerre lasse, vous raccrochez un peu confus en vous disant que peut-être votre appareil a un problème.
Et bien, non ! Ce n’est pas votre appareil qui rencontre un problème, c’est votre interlocuteur.
Vos facultés auditives sont normales, ne vous laisser pas traiter de sourd.
Votre interlocuteur se soucie peu de ce que vous vivez car LUI, il entend. Par conséquent il nie votre existence à partir du moment où LUI entend. Il se retrouve à l’opposé du geste qu’il a fait le premier en vous appelant. Ne supportant pas de ne pas être entendu, il vous rend responsable de votre incapacité à l’écouter. Non seulement il ne conçoit pas votre impossibilité à l’entendre mais en plus il vous en fait le reproche.
Voici donc un exemple concret de la difficulté de dialoguer. Difficulté augmentée quand l’échange se fait sur des sujets politiques, philosophiques ou autres. Celui qui se trouve enfermé dans ses convictions ne peut pas entendre l’autre qui s’efforce de lui expliquer qu’il ne le comprend pas. Ne pas entendre l’autre, lui donner la parole afin d’écouter son argumentation, a pour conséquence volontaire ou involontaire de ne pas considérer son existence. Moi qui n’entends pas ce que me dit mon interlocuteur au bout des ondes, me sens désincarné. Je suis un trou vide au bout d’une onde folle qui ne fait pas son devoir d’onde. La crispation de votre interlocuteur qui LUI vous entend fort bien au lieu de compatir à vos difficultés et raccrocher quitte à vous rappeler plus tard, s’évertue dans l’insistance de son incompréhension à créer un nœud qui de toute façon cèdera sans tarder.
Celui qui appelle sans être entendu perd aussi l’effet miroir de ce qu’il avait à dire. C’est sans doute cela qui l’irrite beaucoup plus que votre incapacité à l’entendre. Au lieu de s’impatienter, il devrait donc rappeler mais ce n’est pas ce qui arrive, sauf dans le cas d’une situation urgente où un message doit être absolument communiqué.
Il m’est arrivé aussi de clamer que je n’entendais rien alors que ce n’était pas le cas et d’interrompre l’appel. Mais ça, c’est un autre sujet de perversion.
Comme disait ma grand-mère : « Je vous embrasse du bout du fil » à l’époque où les téléphones gigotaient encore au bout d’un cordon.

XVI

J’écris ce texte le 19 mai 2020. Il est 11h03 très précisément. La fenêtre de mon bureau est grande ouverte pour laisser entrer les premiers soleils. En cette période de contamination par le coronavirus et de confinement, ouvrir les fenêtres donne l’impression de repousser vers l’extérieur ce qu’il y aurait de malsain à l’intérieur de nos murs tout en laissant entrer de l’air frais accompagné du vrombissement des bourdons immatures et du chant des oiseaux.
L’expression sonore du monde animal est le signe d’une activité intense de nature amoureuse, de l’ordre de l’édification et du ravitaillement. Oter aux êtres vivants ces activités, c’est leur retirer la voix. C’est soustraire à l’activité du monde, le langage.
Avant de nous trouver dépossédés de tout, il reste le langage, sous toutes ses formes : le cri, les larmes, le soupir, le râle, le rire. Ce sont là des façons d’utiliser la voix pour exprimer l’inexprimable. Très justement Pascal Quignard écrit dans « Sur le jadis », que « le langage est la maison pour tout ce qui n’est plus. ».
On nous a retiré depuis quelques jours l’autorisation de sortir sauf pour des raisons précises, on nous interdit de nous embrasser, de nous toucher. Le travail quand cela est possible s’effectue par télétravail, les distances à respecter entre nous sont d’un mètre minimum. Ne subsisterait-il donc plus que le langage pour avoir le droit d’exprimer quelque chose ? Ecrire est encore possible s’il y a du courant ou avec un crayon sur un bout de papier. Je me souviens de cet extraordinaire roman de Cormac McCarthy, La route. Quand sur la terre tout s’éteint, il ne reste plus que quelques voix dans la nuit qui se cherchent ou s’évitent par crainte que le danger vienne aussi des survivants.
Les voix deviennent alors véritablement la maison de ce qui n’est plus. Le chant du cygne, peut-être. La voix est l’expression du dernier adieu, une fois disparue la porte demeure irrémédiablement fermée. Dans le labyrinthe de la mémoire, d’autres portes seront entrebâillées. Nous reconnaitrons alors les voix d’outre-tombe, désincarnées elles provoqueront encore notre émotion.

Le confinement en France a débuté le 17 mars 2020 pour s’achever le 11 mai de la même année.
Les XVII chapitres ci-dessus ont été écrits durant cette période.
Aujourd’hui 25 octobre 2020, l’épidémie a repris de plus belle, le nombre des personnes contaminées ne cesse d’augmenter avec les conséquences que désormais tout le monde connait, engorgement des hôpitaux, décès, protections diverses résumées par les « gestes barrières ». Un semi-confinement a été mis en place avec l’interdiction de sortir de chez soi entre 21h00 et 06h00 du matin. Malheureusement ce n’est sans doute qu’un épisode avant d’envisager des interdictions plus strictes quitte à recommencer le confinement du printemps.
Je dois accepter d’ouvrir à nouveau mon journal entre les parenthèses et m’efforcer de trouver ma nourriture dans une vie étriquée qu’aucun projet ne rend enthousiasmante.

0 réponses

Laisser un commentaire

Participez-vous à la discussion?
N'hésitez pas à contribuer!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *