MARS 2020

16 mars 2020, Saint-Nom la Bretèche.

Le 12 novembre 2019 était la dernière date inscrite dans le journal. Occupé par l’écriture du « Carnet d’émerveillements », il m’était difficile de conserver l’attention suffisante pour travailler sur les deux ouvrages au même moment.
Loin d’imaginer la situation dans lequel se trouverait le monde aujourd’hui, en relisant le journal de l’année dernière, je réalise le basculement violent dans lequel nous nous trouvons.
Je vais m’efforcer de reprendre l’écriture quotidienne tout en commençant le tome 2 du « Carnet d’émerveillements. » En effet l’écriture du premier volume s’est achevée avec la rédaction du centième territoire.

Devant les interdictions qui nous sont imposées pour lutter contre le corona virus, je dois m’efforcer de garder une sensibilité aux choses du monde. Ecrire me permet de la préserver le mieux possible.
Ce soir le gouvernement annoncera sans doute la fermeture de Paris.
La lutte contre la propagation du virus ne fait que commencer. Nous la gagnerons mais les déchirures charnelle et psychologique s’imprimeront durablement dans notre histoire. Nous découvrons ce que nos parents et les générations qui les ont précédées ont connu, l’inquiétude du lendemain. Nous n’avons plus en face de nous un ennemi dont on sait qu’il est de même nature que la nôtre. Nous imaginions alors ses forces et ses faiblesses, nous nous organisions pour le combattre avec des moyens partagés de chaque côté de la ligne de démarcation.
L’ennemi d’aujourd’hui est tout autre. Invisible, souterrain, peut-être déjà présent en moi qui écrit, il peut tuer. Non pas tant par sa force que par notre désorganisation, notre impossibilité à secourir des milliers d’individus au même moment. Nos faiblesses sont désormais au grand jour. L’histoire que nous allons vivre est unique mais ne sera pas la dernière.

17 mars. 20

Le gouvernement n’a donc pas annoncé la fermeture de Paris mais un confinement généralisé sur tout le territoire français et des outre-mer.
Depuis midi nous n’avons plus le droit de circuler si ce n’est pour s’alimenter, aider des personnes isolées ou faire une petite promenade autour de son habitation. Histoire de se défouler un peu ou de sortir son chien. Nous sommes partis la matinée pour saluer la jument Jessika qu’on ne verra plus pendant quelque temps, le temps de notre emprisonnement.
Nous sommes allées chercher des produits alimentaires pour un couple de médecins qui habite dans notre résidence.
L’ambiance autour de nous est particulière, le silence domine. Curieux ces routes sans voiture, ces trottoirs vides et ces magasins fermés. A la radio les émissions sur l’épidémie s’enchainent les unes à la suite des autres avec les mêmes conseils de sécurité et l’énumération des morts qui augmente.
Curieuse aussi l’impression de se sentir en bonne santé alors que peut-être le virus se prépare à détruire notre corps. Je me sens aussi vide que les rues et les villes. Je découvre et ne suis certainement pas le seul, la crainte de contaminer sans le savoir un autre que moi. Se savoir élément actif d’une possible contagion nous rapproche les uns des autres. Vivre la peur pour l’autre c’est retrouver des sentiments que notre génération a peu connus. C’est vrai que nous sommes en guerre. Il faut rapidement se positionner à la hauteur de l’enjeu.

18 mars.

La surface de l’échiquier a considérablement augmentée. Désormais les pions ne sont plus côte à côte, ils respectent une distance d’un mètre minimum. Le Roi et la Dame attendent devant le boulanger, puis arrivent les Tours, les Fous, les Cavaliers et les pions. Tous respectent la même distance qui les sépare. C’est curieux tout ce monde sur la place du village, l’espace qui nous sépare donne l’impression de foule.

19 mars.

Le nombre des morts dans la ville de Bergame ne cesse d’augmenter à raison de plus de deux cents par jour. On nous explique que cela sera bientôt notre tour, que l’Italie possède une semaine d’avance. Je m’efforce de ne pas écouter « en boucle » les actualités. Cela finit par être angoissant mais je me ressaisis, un p’tit coup de boule et je repars.
La preuve je suis allé courir une vingtaine de minutes autour de la résidence.
Augustin est retourné aujourd’hui au bureau. Nous lui avons ordonné de ne rien toucher, surtout pas les poignées des portes. Je ne sais comment il est entré dans l’immeuble puis dans son bureau. Méthode western peut-être ? Et pan ! un coup de pied en poussant un cri. Mais je ne l’imagine pas déguisé en cowboy ni en shérif. Dieu merci je crois qu’avec les années, il est devenu un homme prudent.


JOURNAL ENTRE LES PARENTHESES.
(Du 19 mars au 11 mai.)

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