Novembre 2020
11 novembre.
Constat de ma situation aujourd’hui : je suis sans affectation particulière.
Le confinement qui n’est pourtant pas contraire à ma nature, me laisse ces derniers jours dans l’incapacité de commencer quelque chose « pour de bon ». Je caresse trois ou quatre projets d’écriture, les ébauche quelque fois mais assez rapidement je ressens un frein qui s’exerce sur moi. Il me semble que devant la difficulté à construire des projets à plus ou moins long termes, la paresse prend le dessus en étouffant la moindre tentative.
L’ennui, état particulier qui m’est à peu près inconnu pourtant nécessaire, semble-t-il à la lecture de traités pédagogiques. Il faut donner à l’enfant le temps de s’ennuyer un peu.
En me rappelant mon enfance, je ne doute pas que dernier d’une fratrie comptant six ans de décalage avec mon frère ainé et neuf ans avec ma sœur, je me suis ennuyé. Qu’au lieu de rester des heures devant un écran ce que les enfants et adolescents pratiquent aujourd’hui pour tuer l’ennui, j’ai eu la chance de vivre en ville et à la campagne. Le spectacle de la vie était autrement différent. Il se parait d’une incontestable réalité, parfois dure souvent tendre. Les animaux de la ferme, les balades à vélo, la pêche à la truite et l’observation de la nuit qui lentement recouvre la terre accompagnée de ses chants nocturnes, ce sont là des réalités qui se transmettent et pénètrent le corps et l’âme de façon indélébile.
Loin de moi la volonté de décrire un paradis perdu et de suggérer que tout était mieux avant, n’empêche que les parfums et ce que je qualifierais « d’affections tactiles » comme de jouer avec un chien, passer sa main sur le museau tiède d’un veau ou se rouler dans la paille sont des sensations qui ne peuvent être transmises devant l’écran.
Alors oui, l’ennui peut trouver tout son sens mais ce n’est pas ce que je ressens aujourd’hui. Je suis dans l’attente. L’attente de la fin du confinement qui me permettra de quitter la maison au-delà d’un kilomètre, de partir trois jours dans une région de France ou de prendre la voiture à neuf heures du matin, monter sur le bateau à Quiberon pour me rendre sur l‘île. Ou bien me dire que demain je prendrais les transports en commun pour aller au Louvre et visiter l’exposition de gravures d’Albrecht Altdorfer. Voilà des raisons bien minces me direz-vous au regard des drames qui se jouent au quotidien, maladies, chômage, solitudes involontaires.
« Ma question existentielle, au quotidien, c’est qu’est-ce que je vais bouffer demain ? » déclare un étudiant.
12 novembre.
Passe en boucle sur les réseaux sociaux puis le soir sur une chaine de télévision, la très surprenante et émouvante vidéo de Martha Gonzalez, première danseuse du ballet de New-York dans les années quatre-vingt. Atteinte de la maladie d’Alzheimer, elle ne communique plus depuis quelque temps, s’est fermée involontairement au monde, plantée dans la vie comme une borne sur laquelle toutes indications seraient devenues illisibles.
Rien de très original me direz-vous, ce destin deviendra peut-être le nôtre. Ce qui rend l’histoire particulière c’est de voir Martha Gonzalez équipée d’une paire d’écouteurs collés sur les oreilles. On lui fait écouter la musique de ballet du Lac des Cygnes de Tchaïkovski. La vieille dame qui n’a perdu aucune élégance avec ses beaux cheveux blancs et le corps qu’on devine un peu maigre dissimulé sous un chandail et un pantalon, assise dans un fauteuil, semble tout d’abord surprise par cette intrusion sonore. Progressivement son corps se laisse envahir par la musique, elle lève la tête puis entre en zone de re-connaissance. Ses bras se lèvent, la partie supérieure du corps bouge dans ce qu’il faut bien appeler une danse sans les jambes qui restent immobiles. Elle ressemble véritablement à un cygne, un vieux cygne certes qui prend son envol, assise sur sa chaise, la première danseuse du ballet remonte le temps, s’élève dans l’ombre portée de sa gloire ancienne. Elle donne tout ce qu’elle peut, sans pudeur nous dévoile ce qui lui reste et c’est émouvant de se trouver ainsi confronter aux stigmates du passé. On souhaiterait que la partition jamais ne s’arrête pour que la mémoire prolonge le point ardent de la flamme qui couve encore sous les cendres.
J’imagine qu’une fois le ballet achevé alors que les musiciens de l’orchestre se lèvent après les applaudissements, la danseuse étoile retrouvera son état présent où le passé n’a plus d’importance, en fait plus rien n’a d’importance quand seul le corps livre ses derniers combats.
22 novembre.
Depuis hier midi le village est à la recherche de B. L’adolescent a disparu depuis deux jours. J’entends un hélicoptère tourner, ce matin une battue est organisée dans la forêt. J’imagine qu’ils seront nombreux à participer. Immobilisé par une douleur au pied gauche depuis quelques jours, je ne pourrais me joindre à eux.
Il existe tellement de raisons pour qu’un jeune homme de seize ans décide de disparaitre. Une fugue, un suicide, le besoin insurmontable de retrouver un ou une amie, une bagarre qui aurait mal tourné. Plus simplement un excès de solitude, une bouffée infinie de ne pas être ou de n’être pas. Il suffit d’une dispute familiale, d’une vexation pour que s’ouvrent grandes les portes de l’isolement. Nous parents, adultes qui avons traversé ces étapes et les traversons encore si il y a une chose que certains d’entre nous ont retenu, avec maladresse quelque fois, c’est de tendre la main. Combien de fois n’avons-nous pas essayé de retenir un enfant, un adolescent, touchés par sa douleur qui ne nous est pas étrangère, avec des mots d’apaisement, des gestes de tendresse ou un silence partagé.
L’absence physique d’un être crée un vide entre la vie et la mort. Il n’est pas mort, peut-être pas, personne ne le sait. Il est encore en vie, peut-être pas, personne ne le sait jusqu’à le retrouver mort ou vivant. Mais l’impossibilité de répondre de façon définitive crée ce vide à l’intérieur duquel sa famille, ses proches et les gens de bonne volonté s’engouffrent pour retrouver le lien avec la personne absente. Ce segment vide borné d’un côté par la vie et de l’autre par la mort, est un endroit très particulier et sombre, le lieu de l’inquiétude et de l’angoisse. Entre vie et mort, l’homme vit pleinement son incertitude de vivre au point qu’il lui arrive de se demander « mais ne serait-ce pas un cauchemar ? ». Il est difficile d’admettre que la vie ne serait que cela : s’inquiéter pour l’autre.
Quand bien même l’histoire se terminerait bien, que l’adolescent une fois découvert retrouve sa famille, il restera toujours dans la mémoire ce moment de vie entre parenthèses qui n’est ni la vie ni la mort. Entre les deux, une douleur vécue presque irréelle.
Quatorze heures. Sous l’effet d’un antiinflammatoire, la douleur au pied gauche disparait progressivement. Nous décidons de rejoindre le groupe qui organise une nouvelle battue dans la forêt. Ils étaient trois cents ce matin, nous sommes un peu moins de la moitié cet après-midi.
Difficile de progresser en ligne, à certains endroits les ronciers empêchent une avancée rectiligne. Nous sommes obligés de contourner des obstacles après s’être assurés d’aucune trace de passage. Les gendarmes nous recommandent aussi de regarder dans les arbres dès fois qu’on retrouve B pendu. Nous comprenons qu’il a laissé une lettre à ses parents, envoyé des mots à ses amis, qu’il est parti sans son téléphone portable probablement pour ne pas être localisé, en trottinette le soir vers vingt-trois heures. L’origine serait un désespoir amoureux. Les messages laissés derrière lui, comme autant de marques volontairement disséminées, sont très sombres.
Les gendarmes ne sont guère optimistes sur les chances de le retrouver en vie. Pourtant le nombre des messages laissé derrière lui, comme autant de signaux de détresse, me fait douter qu’il passe à l’acte.
Nous avons parcouru une dizaine de kilomètres dans la forêt et sommes rentrés avant la nuit.
Demain nous aurons peut-être des nouvelles par la mairie ou les réseaux sociaux.
23 novembre.
La nouvelle est tombée vers dix-sept heures, B a été retrouvé sain et sauf. Nous ne possédons pas plus de détails, la protection de la vie privée l’emporte sur les annonces et c’est tant mieux.
Pour lui aussi le segment tiré entre le départ et le retour s’arrête. Ce fut un trait entre la vie et la vie et non pas la vie et la mort mais l’angoisse, la peur qui créent le vide sans le combler restera dans les mémoires de celles et ceux enfermés dans le cercle de l’amour et celui qui a franchi la périphérie, sans joie mais poussé par la souffrance.
Sans doute existe-t-il un lien entre l’histoire de B et la nôtre. Je me dis que cela fera bientôt trente ans que nous habitons la même maison, qu’un jour nous devrons la quitter. Ce sera notre fugue à nous. Nous franchirons à notre tour le cercle que nous avons tracé autour de nous. Souhaitons seulement de le passer ensemble mais cela est moins certain. Il m’arrive alors de me demander qui habitera cette maison où nous avons partagé une grande partie de nos vies avec les enfants. Nos parents sont venus, les cousins, nos amis et les amis de nos enfants. La maison est le lieu des joies et des peines. Un autre couple l’habitera avec deux ou trois enfants. Quand nous serons déjà loin, de nouvelles joies, de nouvelles peines s’inviteront en ce lieu. Ils traceront le cercle qui entoure leur vie, l’espace sera étendu et la périphérie lointaine. Ils auront bien assez de place pour courir, déambuler, jouer à cache-cache à l’intérieur du cercle.
Nous, ne serons plus que deux points si possible à proximité l’un de l’autre, et c’est très bien comme cela. On se souviendra peut-être qu’en novembre d’une année dont nous n’avons pas retenu la date, un adolescent de seize ans a forcé l’étroitesse du cercle pour prendre l’air et qu’on l’a retrouvé quelque part à moins qu’il soit revenu de son plein gré.
C’était en novembre et j’avais mal au pied.
24 novembre.
R regarde le film « La vie devant soi » avec Sophia Loren. Tout le monde se souvient de la version avec Simone Signoret. Elle trouve le film médiocre mais ce qui la surprend davantage c’est de retrouver Sophia Loren après tant d’années au cours desquelles elle a peu joué. Personnalité discrète, elle occupe rarement la une des magazines ce qui fait qu’on ne l’a pas vu vieillir. Par conséquent sa transformation physique semble brutale quand on garde en mémoire ses plus beaux rôles dans L’or de Naples, Une journée particulière, Brève rencontre ou encore Le Voyage.
Il en est ainsi des actrices qui cessent leurs carrières encore jeunes comme Brigitte Bardot. Les autres, Simone Signoret, Catherine Deneuve n’ont cessé de tourner. Qui se souvient de Suzanne Flon, ses rôles au cinéma et au théâtre : Un singe en hiver, Les enfants du marais, Chacun sa vérité, L’amante anglaise.
Je me rappelle cette soirée à La Maison de la Poésie où elle lisait des textes de Claude Roy décédé peu de temps avant. Elle avait sur scène la beauté d’une pomme ridée encore accrochée à sa branche.
Elles font partie de la famille, on vieillit avec elles. Voir Simone Signoret jouer Madame Rosa ne surprend pas, elle garde une beauté évidente car on n’a pas cessé de l’apprécier.
Les enfants observent leurs parents vieillir mais la transition se fait en douceur, plus ou moins. Cependant quand ils ouvrent un vieil album de photos, le changement physique apparait. Pourtant Sophia Loren possède l’âge du rôle tout comme Simone Signoret mais elle ne nous a pas habitué à voir son visage se transformer. Ceci-dit, le constat est le même pour les acteurs.
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Ce soir je regarde Jeux interdits avec Brigitte Fossey.
25 novembre.
« Where is my baby ?! » « Where is my baby ?! »
Elle répète à plusieurs reprises cette plainte sans que sa voix ne s’élève ou diminue, d’un ton égal, habitée par la douleur d’avoir perdu son enfant. Ce n’est même plus une question posée aux sauveteurs venus l’évacuer de cette barque qui risque à tout moment de chavirer. La question n’est qu’un artifice pour ne pas accepter la réalité. Elle sait probablement que son bébé est perdu mais rien ne l’empêche et rien ne l’empêchera jamais jusqu’à la fin de ses jours de poser la même question.
Il faut bien l’avouer, j’ai lu toute ma vie dans le regard de ma mère cette interrogation. Mais l’écriture se trouvait en profondeur, sur les strates supérieures elle partageait le bonheur de vivre avec nous. Mais il suffisait d’évoquer la mer et les courants, le sable mouvant, alors à son tour elle s’enlisait en regardant la photo de l’enfant dans le cadre doré qui ne la quittait jamais.
Il n’est pas vain de dire que certaines douleurs ne cicatrisent pas et que souvent elles se répercutent sur les proches comme un caillou plat lancé à la surface de l’eau : se trouver affecter par ricochets.
26 novembre.
Quand je cours, un peu moins d’une heure, autour du pâté de maison, confinement oblige mais en trichant un peu, je veux dire au-delà du kilomètre qui nous était jusqu’alors autorisé, il n’est pas rare que l’inspiration me vienne. Sans doute qu’allégé d’un certain nombre de choses pesantes, la montée d’adrénaline aidant, mon cerveau libère des idées qui se transforment en mots, en phrases puis prennent progressivement la forme d’un récit.
Inspirer/aspirer/souffler, le jogging est une forme d’écriture. Par-contre le risque est de tout perdre en courant. Combien de fois par le passé ne m’est-il pas arrivé d’écrire une histoire et de l’oublier la course terminée. Depuis j’ai appris qu’il ne faut surtout pas se laisser entrainer par l’histoire qui se déploie au rythme des foulées. Si dans la vie de tous les jours y compris la nuit, je suis rarement sans avoir un carnet à côté de moi pour saisir immédiatement l’idée qui me vient, en courant ce n’est guère possible. J’ai donc trouvé le moyen que je comparerais au coitus interruptus, retenir quelques mots clés sans les libérer. C’est une façon de les saisir au collet et de les retranscrire une fois la course terminée. Naturellement les vannes s’ouvrent, les mots deviennent phrases qui deviennent récit et les pages du carnet se noircissent.
De cette façon il m’est arrivé d’achever un récit ou d’en commencer un nouveau, de corriger des brouillons, de retenir une phrase sans grande utilité du genre : le plafond n’est pas si bas qu’il n’empêche d’imaginer le ciel et les étoiles. Mais peut-être que je l’utiliserai plus tard, je ne sais pas, après la visite d’une cave en Bourgogne par exemple… .
27 novembre.
Qui se souvient de la voix si particulière de Suzanne Flon, une voix androgyne ?
29 novembre.
Il faut expliquer ma compréhension de ce qu’est un Journal. On y ajoute trop souvent le qualificatif « intime ». L’intime ou l’intimité dépasse très largement ce qu’un Journal peut contenir. Je veux dire que l’intime, c’est la vie. Tout le reste, cette Grande Vie qui nous accapare, qui nous grandit, que l’on affectionne avec tellement de bonnes raisons pour ses douleurs et ses joies, ses mensonges et ses vérités, ses amours et ses solitudes, sont de l’ordre de l’intime. Si je devais raconter une journée, un ouvrage de plusieurs dizaines de pages n’y suffirait pas car il me faudrait rapporter les couleurs, les sons, la température, les mouvements des hommes et des oiseaux, la courbure des arbres et l’espièglerie du vent. Enfin tant de détails qui n’en sont pas mais que l’on considère avec trop de légèreté, ne serait-ce que décrire un coin de ciel à ce moment précis nécessiterait un grand nombre de mots et de phrases et quand viendrait la nuit… .
Il serait épuisant de rapporter dans toute son étendue, sous tous ses angles de vue ce qu’est une journée de vingt-quatre heures.
Mon Journal, qu’il soit borné par les parenthèses du confinement ou pas, se trouve aux prises avec la réalité quotidienne. Il me permet de tisser des liens avec le passé. La mémoire s’invite dans l’écriture, c’est un sixième sens mais pas uniquement la mémoire autobiographique mais aussi et peut-être, enfin je l’espère celle des lieux, des personnes croisées et des illuminations soudaines.
L’intime est ainsi réduit à sa portion la plus sensible. Se souvenir d’une petite brouette en bois que je poussais enfant n’est pas moins intime qu’un premier amour ou une étreinte. Certains auteurs font du Journal intime l’exploration approfondie de leurs pulsions, d’autres vont même écrire un Journal avec interdiction de le lire ou de le publier des années après leur disparition.
Je travaille comme un photographe, la lumière posée sur ce qui m’entoure m’intéresse bien davantage que les secrets. J’aime le jour mais la nuit aussi, non pas pour ce qu’elle dissimule car justement la clarté n’est jamais aussi intense que dans la vision nocturne.
30 novembre.
Les allées du parc sont pleines de gens, pleines d’enfants, pleines de chiens qui courent après leurs maitres qui font du jogging, on ne sait plus lequel des deux entraine l’autre, pleines de soleil d’automne et d’arbres qui perdent leurs feuilles, pleines d’amoureux qui découvrent la lumière.
La vie est pleine de vie. Les déconfinés sont de sortie et vadrouillent en monokinis, le masque collé sur le bout du nez.
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