Décembre 2020

1er décembre, Saint-Nom la Bretèche.

Retenir un mot dans une journée, c’est bien.
Car actuellement les journées sont entre les parenthèses, c’est-à-dire qu’elles nous obligent à n’être que spectateur. Spectateur ne signifie rien s’il ne nous est pas possible d’être acteur ne serait-ce qu’incidemment. Devant mon écran j’applaudis ou je désapprouve, cela n’intéresse que moi. Comme certains, je pourrais envoyer des messages, utiliser les réseaux sociaux, partager les propos d’autres personnes sans donner de raisons particulières. Mais tout ceci est vain et désincarné, je n’entends aucune voix et cela me désole. Au cours d’une interview Régis Debray déclare que « ce qu’il y a de pire aujourd’hui, c’est qu’on perd les autres. ». C’est aussi ce que je pense depuis quelques années confronté à l’utilisation des moyens de communications. Jamais autant de gens, des anonymes qui s’efforcent de sortir de l’anonymat, des timides et des arrogants, des traitres et des dénonciateurs, des comploteurs et des assassins, jamais « la parole » n’aura été donnée à des individus qui font vitrines de leur prétention sous le couvert de la pensée et de la foi. Alors dans cette cacophonie, on perd les autres et on se perd soi-même. La solitude de celui qui souhaiterait dire une parole simple, amicale, fraternelle voir amoureuse n’a rarement été aussi grande : il faudrait moins subir pour être vivant.
Alors oui, ma journée n’a pas été inutile, j’ai appris un nouveau mot qui décrit une maladie : l’achromatopsie ou encore l’achromatie ou le monochromatisme. « Maladie du système visuel qui se manifeste par une absence totale de vision des couleurs. Cette dychromatopsie peut-être congénitale ou à la suite d’une lésion cérébrale. Wikipédia.».
Ne serait-ce pas une sorte de confinement visuel ? N’en serions-nous pas tous atteints ?

2 décembre.

Au moment de m’engager dans la ruelle celle-ci se trouve bloquée par un gros camion. A l’approche de Noël, la ville est traversée de petits, de moyens et de gros camions qui livrent toutes sortes de choses pas forcément indispensables mais je n’endosserai pas le rôle du ronchon de service, après-tout l’inutilité a ses vertus. Par-contre l’immobilité de ce camion commence à m’agacer. Certes il faut livrer et les artères de la ville ne sont pas adaptées à ce genre de situation. A dire vrai c’est la deuxième fois que je suis arrêté de cette façon dans la matinée. Les livreurs sont le plus souvent aimables, sourient en vous invitant à être compréhensif. Mais je ne vois personne autour de celui-ci. Ni chauffeur, ni livreur, le haillon pourtant baissé, dans quelle remise ont-ils disparu ?
Je suis dans l’obligation de faire une pause. J’écoute à la radio une rétrospective de la carrière d’Anne Silvestre, il me faut bien ça pour ne pas bruler d’un seul coup mon potentiel de patience. Sa jolie voix envahie l’habitacle de la voiture, s’il ne faisait aussi froid je baisserais les vitres et monterais le volume au maximum pour que toute la rue puisse en profiter. Oui quand j’aime il me faut partager. (La dernière fois que j’ai agi de la sorte, c’était en sortant d’un parking en écoutant un morceau de free jazz interprété par Eric Dolphy. Je me suis senti seul et incompris.)
A l’arrêt on prend le temps de regarder autour de soi, de lire les panneaux, d’observer les passants. Mon regard tombe sur ce qui est écrit en lettres gigantesques sur un côté du camion : CREATEUR DE PAUSE PLAISIR.
Pour la pause, merci, elle m’est en effet imposée. Voilà un curieux métier qui consisterait à « créer des pauses » rien que pour le plaisir. Ce qui est en dehors de la pause, ne serait donc pas du plaisir ?
Autant vivre sans interruption en pause pour récolter le plaisir. Me voilà engagé avec toute la bonne humeur dont je suis capable sur le territoire du plaisir qui ne se trouverait qu’en mode pause.
C’est vraiment très malin de vous obliger à faire une pause pour y trouver du plaisir.
Mais il faudrait peut-être leur dire au chauffeur, au livreur qu’augmenter la durée de la pause n’augmente pas d’autant le plaisir.

3 décembre.

Tous les matins, juste avant le début des cours, vers huit heures, Monsieur Sinquin s’accoudait au bar et commandait un café noir et un calva.
Nous étions trois ou quatre amis, âgés d’une quinzaine d’années agglutinés devant le flipper. Rapidement l’excitation du jeu augmentait, à coups de clacs sur le côté de l’appareil, le joueur s’efforçait de faire dévier la balle et de retarder le plus longtemps possible le moment où elle devrait disparaitre.
Monsieur Sinquin, notre professeur de physique sirotait son calva sans se soucier de nous. Il aurait bien assez à faire dans une demi-heure.
Nous nous donnions des airs de professionnels, les gestes maitrisés d’un chef d’orchestre devant un parterre d’étoiles brillantes qui clignotaient en dégageant une musique d’extra-terrestres quand la petite boule en acier venait à heurter une des branches lumineuses. Les parties gratuites s’additionnaient sur le tableau devant nous dans un claquement sonore, le plus souvent des figurines papillonnantes, représentation d’un cirque avec ses éléphants, ses lions et ses clowns, tous vibrionnaient sous nos yeux dans une ambiance de fête foraine.
Monsieur Sinquin notre professeur de Sciences physiques terminait son deuxième verre de calva.
Bientôt huit heures trente, l’heure d’entrer dans l’école et de se préparer à suivre le cours de Monsieur Sinquin à neuf heures très exactement. Nous avions utilisé notre dernière pièce d’un franc mais nous avions gagné trois parties gratuites, presque trop pour le temps qu’il nous restait à jouer.
Monsieur Sinquin échangeait quelques mots inaudibles avec le garçon, sortait d’une poche intérieure de son manteau un portefeuille gros comme un livre de messe.
Nous quittions le café tous ensemble sans oublier nos cartables jetés à même le sol, il y avait toujours un bavard qui parlait de plus en plus vite pour achever de raconter une histoire avec une fille avant de passer le porche d’entrée de l’établissement scolaire.
A neuf heures Monsieur Sinquin poussait la porte de la classe. Il disait à peine bonjour, retirait son manteau qu’il allait pendre à une patère pour les professeurs. Assis sur une chaise devant le tableau noire il commençait une démonstration à la craie. Il parlait peu, ses gestes étaient rapides. Sans prévenir au milieu de la démonstration, il écrivait avec une certaine nonchalance en position d’équilibre sur la chaise qui n’avait plus que deux pieds en appui sur le sol, des alexandrins d’une pièce de Racine. C’était sa façon de vérifier que nous n’étions pas endormis.

Monsieur Sinquin était breton. Quelqu’un disait qu’il était haut comme trois pommes. C’est vrai qu’il atteignait une certaine hauteur de vue qu’une fois accoudé au comptoir. Les petits verres de calva le tiraient vers le haut. Il m’impressionnait avec son air triste, ses costumes gris et sa connaissance de Racine, le seul être avec qui il devait s’entendre.

4 décembre.

Chaque individu devrait posséder un arbre cela participerait à soulager son fardeau.

6 décembre.

Un chêne et un hêtre.
Leurs sommets se rapprochent, vu du sol il semblerait qu’ils se rencontrent dans les hauteurs. Certainement qu’au printemps et en été les feuilles de l’un viennent au contact des feuilles de l’autre. Ainsi j’imagine la mixité entre les arbres. Un hêtre, un chêne tout comme un homme de couleur et une femme blanche ou bien le contraire, dans l’échange de leur mixité. Ils se touchent guidés, poussés par le vent qui trouve amusant ce rapprochement des textures et des peaux. Des chaines et un peu de mal-être suffisent à rapprocher deux variétés qui ne se connaissaient pas. Le vocabulaire du chêne n’est pas celui du hêtre mais grâce à la proximité et la confusion des feuilles, ils se parlent en apprenant le langage de l’autre. La mixité du verbe c’est aussi la mixité des corps pour que progressivement le chêne se libère de ses chaines et que le hêtre abandonne son mal-être pour se trouver dans une variété nouvelle, une couleur et la blanche mêlées, quelque chose d’insensée et de fougueux, un corps obtenu du sang des origines qui devient une écorce neuve, une peau métisse et lumineuse.

7 décembre.

Le mail.
L’utilisation de ce mot ne se pratique aujourd’hui que pour transmettre nos conversations informatiques. Il arrive à certains défenseurs de la langue française qui ne me sont pas étrangers, d’utiliser la traduction de ce qui est devenu un anglicisme par « courriel ».
En lisant « La Semaison » de Philippe Jaccottet, je bute sur l’emploi du mot mail dans une description de paysage. Fort de mon ignorance si je puis m’exprimer ainsi, j’ouvre le dictionnaire pour comprendre de quoi il s’agit et pour tenter de trouver un lien entre l’emploi du même mot hier et aujourd’hui.
Le mail est donc anciennement un jeu avec des maillets à manches flexibles puis c’est devenu une allée réservée au jeu de mail et par analogie, c’est là que se trouve l’utilisation du mot par l’auteur, une allée, promenade bordée d’arbres dans certaines villes comme le précise Le Petit Robert.
Mail viendrait du mot latin « malleus », marteau qui est donc sa première signification.
Amusant d’imaginer qu’en vous donnant mon mail, je vous donne mon marteau au risque de vous en asséner un coup contre ma volonté, croyez-le bien. C’est ainsi que nous martelons nos coordonnées et que nous en avons oublié le jeu de mail et les allées d’arbres. C’est aussi pourquoi sur les réseaux sociaux, des bruts incontrôlables assènent à coups de marteaux leur bêtise et leur méchanceté.
Permettez-moi de vous envoyer un courriel avant d’aller me promener sur le mail.

8 décembre.

La durée du temps est incertaine, le passé, le bégaiement d’hier, l’avenir une petite lumière vers l’avant qui disparaitra avec nos reculades.
Quand cesserons-nous de faire marche arrière, d’imposer à notre esprit des bornes, des barbelés, des clôtures de toutes sortes.

9 décembre.

On me dit que pour écrire aussi régulièrement sans doute le confinement m’oblige. Ce n’est pas exact. Depuis six ou sept ans, période vers laquelle j’ai cessé progressivement mon activité professionnelle, je n’ai cessé d’écrire. En fait écrire est une passion depuis l’adolescence. Disons que les évènements de la vie, mon incapacité à choisir une direction plus qu’une autre ne m’ont pas donné tout le temps nécessaire pour écrire ce qui pourrait ressembler à une œuvre, sans que ce mot prête à confusion, que j’utilise dans le sens d’ouvrage, d’ouvrier à son ouvrage.
Certes le confinement me permet de rester plus longtemps sans rien faire à part écrire.
Mais ce qui fait l’objet de mon travail aujourd’hui a été commencé bien avant le confinement. Cette période entre les parenthèses pour reprendre les termes de mon journal actuellement m’est propice pour continuer, achever, ordonner des textes anciens.

Sylvie Genevoix nous apprend que son père écrivait dix heures par jour. Je suis loin du compte et j’ai commencé à m’inscrire dans une régularité trop tardivement. Néanmoins autant que possible, je travaille environ trois heures par jour, de préférence le matin. Il n’est pas rare que l’idée d’un texte me vienne en pleine nuit. Je le retranscris alors rapidement sous la lampe de chevet pour ne pas le perdre. Il m’arrive aussi d’utiliser une heure dans la journée pour relire le texte écrit le matin même.
Quand un texte est achevé, interviennent les heures de correction. Je les fais le plus souvent vers six heures du matin avant de me lever. C’est étonnant comme cette heure matinale, la première de l’éveil, permet de porter un regard incisif et sans concession sur l’écriture. Armé, c’est bien le mot, il ne me manquerait plus qu’une armure, d’un crayon et d’une gomme, je coupe, je rature beaucoup plus que je ne rajoute. Au moment de la retranscription que je pense définitive, je corrige encore.
La véritable difficulté d’un texte est de savoir à quel moment il est achevé. Comme me recommandait un auteur il y a quelques années, il faut savoir arrêter. Aucune perfection ne peut être trouvée puis d’autres textes écrits ou présents mentalement s’impatientent. Il ne faut pas les faire attendre.

11 décembre.

Depuis le début du confinement je n’aurais jamais passé autant de temps à faire le marché pour cuisiner. Je n’ai pas de dons particuliers en ce domaine, disons que je suis appliqué et organisé. Deux fois par semaine je dresse une liste des courses à faire le lendemain. Incapable d’inventer une recette, je les choisis un peu au hasard dans les livres de cuisine, les revues et deux grands cahiers cartonnés où il m’est arrivé de recopier des recettes piochées ici ou là. Je tiens compte de la saisonnalité des produits et du goût des convives autour de la table mais en cette période, ils n’excédent guère trois ou quatre, le plus souvent toi et moi.
9 décembre je dresse la liste des produits à acheter. Je choisis au hasard dans un des cahiers la daube de porc aux fruits secs en me rappelant que c’était un des plats préférés de ma mère. Nous n’avions pas fait cette recette depuis plusieurs années, simple à exécuter alors pourquoi pas.
Une fois à table, nous nous rappelons la période où ma mère nous la servait. Nous échangeons nos souvenirs, nous nous rappelons les bons moments où la famille se réunissait et devons constater que plus rien n’est comme avant, regroupements familiaux et fêtes sont désormais loin derrière nous. J’avoue ne garder en mémoire qu’un nombre réduit de dates encore moins les dates des enterrements. Par-contre je me souviens que ma mère est décédée en fin d’année. C’est alors que je trouve à ma daube un goût particulier, un parfum bien connu et sans effort je revois son sourire au bout de la table.

Notre mère est décédée le 7 décembre 2016 à 17h30. La maison de retraite m’avait alors appelé pour me l’annoncer. Je me trouvais dans le RER après avoir fait provision de livres à la librairie La Compagnie dont un avait pour titre, « L’oubli » de David Foster Wallace. Presque quatre années, jour pour jour, entre cette période douloureuse et la daube aux fruits secs, étrange cette piqûre que la vie nous décoche comme si rien ne finissait vraiment.

DAUBE DE PORC AUX FRUITS SECS

  • 1 kilo de pointe de filet de port désossé ou moitié échine, moitié filet.
  • 12 abricots secs. 100 grammes de raisins secs mélangés (Corinthe, Smyrne, Californie)
  • 2 échalotes.
  • 2 cuillères à soupe de Xérès.
  • 1 pincée de cumin en poudre. 2 pincées de cannelle en poudre.
  • 1 cuillère à café de poivre vert lyophilisé.
  • 2 cuillères à soupe d’huile.
    (Pour ma part je mets un peu moins d’abricots et je complète avec des pruneaux secs.)
  1. Couper la viande en cubes.
  2. Mettre les fruits secs dans un bol, les recouvrir d’eau tiède.
  3. Hachez les échalotes.
  4. Faites chauffer l’huile et faire revenir la viande. Retirer la viande et mettre à la place les échalotes, le vinaigre et faire revenir 5 minutes.
  5. Rajouter la viande. Salez, poivrez. Versez 2 dl d’eau chaude.
  6. Egouttez les fruits secs. Les ajouter dans la cocotte avec le cumin, la cannelle et le poivre vert.
  7. Mélanger, porter à ébullition puis couvrez et laisser cuire à feux doux pendant deux heures.
  8. Servez avec du riz.

12 décembre.

Trois ou quatre soirs par semaine, aux alentours de vingt et une heure, j’ai ma séance d’entrainement. Je fais travailler mon cortex auditif en écoutant de la musique. Toutes les musiques.
C’est pratique, je n’ai pas besoin de prendre une douche après, disons que la douche des rêves pendant l’écoute a été à ce point revigorante que j’ai le sentiment d’avoir changé de peau et qu’il me suffit de prolonger ce petit bonheur en me glissant dans les draps.
Jusqu’au petit matin mon âme apaisée parcourt le sentier des partitions.

13 décembre.

Par exemple,
Si je pouvais le matin tôt, vers six heures peut-être
Dans la petite église romane de mon enfance
A Saulcet, si je pouvais
Après un long parcours pénétrer dans l’église
Seul
Prendre place où nous étions assis autrefois
Ainsi, entrer en prière,
C’est-à-dire me libérer de mes oripeaux, ces enveloppes accumulées au fil des ans pour me tenir chaud ou bien me protéger,
Si je pouvais en écoutant une messe a capella, « La Sol Fa Ré Mi » par exemple de Josquin Desprez,
Libérer devant l’hôtel oublié, mon âme nue.
Dans la petite église, un matin en hiver quelques jours avant ou après la nuit de Noël, le silence spirituel du paysage sous la neige,
Poser à côté de moi, sur le banc, mes habits d’homme.
Ne plus en porter et marcher sous la voûte romaine, m’élever ou prendre racine
Qu’importe,
Prendre un autre chemin qui me conduirait vers les nôtres, celles et ceux d’avant qui ont habité cette terre, que j’ai croisés pour ne jamais les oublier et donner à mon âme la possibilité de ne plus être dissimulée.
S’il est nécessaire de s’alléger, je le ferais bien volontiers
Par exemple
Dans la petite église romane un jour où la neige étouffera le murmure des hommes
Je ferai l’effort en rassemblant quelques mots déserts, des mots de prière pour m’approcher de toi,
Seigneur.
Seigneur de cette église, Seigneur d’ailleurs, Seigneur sans identité, Seigneur imparfait certes,
Un peu comme moi si j’osais.
Emporté par la messe de Josquin Desprez comme une barque sur la mer a capella.
Après toutes ces années, l’ancre levée,
Pourtant il faudrait rentrer au port.
O Seigneur qui n’existez pas, n’y a-t-il pas de port plus protégé que la petite église romane de mon enfance, à la fois berceau et cercueil où je vous ai rencontré pour la première fois et peut-être la dernière
Quand
Sous votre regard d’homme sur la croix, je me dévêtirai avant d’emprunter le nouveau chemin
Qui mène dans le nulle part des hommes,
Alors seulement il sera peut-être possible de se tenir en vie, ailleurs.

14 décembre.

Sous l’auvent qui protège avant de passer sous le porche d’entrée de l’église romane, je déposerai mon enfance, son habit et ses objets. D’abord je viderai mes poches comme fait le prisonnier avant d’être mené à sa cellule. Bout de ficelle, trois osselets, il m’en a toujours manqué deux pour posséder le jeu complet, l’image d’un coureur cycliste, un bout de pâte de fruit qui colle à l’intérieur de la poche et des choses invisibles qui ne prendront pas beaucoup de place une fois alignées sur le mur en pierre, le vent et le souvenir de la grêle, les rêves et leurs arabesques étranges qui brouillent notre compréhension, une bagarre gagnée, une bagarre perdue, l’éclat lumineux de la truite fario dans le courant. La liste serait longue de ce qu’un enfant possède, toutes ces choses et ce qui n’existe pas vraiment.
Dépossédé de mon plus jeune âge, je pénétrerai dans l’église, encore une fois je m’arrêterai devant la liste des victimes du village, morts pendant la guerre de 14-18 en m’étonnant de ne pas y trouver le nom de ma famille. C’est qu’il me restera encore le souvenir de ce temps où l’enfant se trouve au centre du monde, ce monde tellement immense qui diminuera plus ou moins rapidement à mesure que l’âge augmente. Pour certains d’entre nous, ce monde ne disparait pas ou peu. Je crains d’être de ceux-là et que même dans l’église, après avoir parcouru tous les chemins, pourtant sans ressentir une fatigue particulière mais entrainé par l’envie de ne garder avec moi que mon âme familière, je ne puisse me retrouver aussi dénudé que je le souhaiterais pour aborder le moment précieux de la prière.
Car c’est bien de cela dont il s’agit, dans quelle tenue se présenter pour franchir le seuil de la prière. Quand il est vrai qu’il semble impossible de se séparer de tout.

18 décembre.

Pourtant Paris est une ville que je connais un peu mieux que les autres villes, le quartier où se croisent les rues du Bac, rue de Varenne, Boulevard Raspail, rue de Grenelle sont des endroits que je fréquente le plus souvent parce que je suis gourmand et qu’il se trouve dans ce carré, une concentration de pâtissiers, chocolatiers, traiteurs et même une brûlerie de café. C’est un peu le triangle des Bermudes, il est facile de s’y trouver précipiter par une sorte d’aspiration qui fait disparaitre votre carlingue dans les présentoirs de petits gâteaux et chocolats. Disparaitre corps et âme c’est bien là les conséquences de la gourmandise. Pourtant je ne réussis pas à m’expliquer l’impossibilité à retrouver un magasin de décorations où nous nous étions arrêtés R et moi quelques jours auparavant. N’ayant pas pris la carte du commerçant assuré de pouvoir le retrouver facilement, me voilà dans l’obligation de parcourir toutes les rues mais en vain. Le magasin qui vend de jolies assiettes, du petit mobilier en bois, des couverts et des tissus d’inspiration africaine semble avoir disparu à son tour. Mon Iphone m’avertit que j’ai quand même parcouru un peu plus de neuf kilomètres pour environ quatorze mille vingt-sept pas, distance qui dépasse largement la moyenne de mes distances quotidiennes. Tout ça pour rien, pas tout à fait, j’ai fait un peu d’exercice sous une belle lumière automnale.
Aurions-nous été R et moi-même victimes d’une sorte d’hallucination, pourtant je me souviens parfaitement que le vendeur devait être un ancien bègue, qu’il était accompagné dans la boutique d’une jeune femme brune grande et si mince qu’on aurait pu voir son corps en transparence. Cette disparition ne fait pas mon affaire, Noël approche et j’étais certain de trouver un cadeau pour R.
Un peu abattu par ce mauvais coup du sort, je suis remonté jusqu’à la place Saint-Sulpice et j’ai acheté quatre paires de chaussettes chez Tabio, le spécialiste des chaussettes japonaises.

28 décembre.

Eclat de lampadaire sous la pluie, c’est le titre de la photo prise de ma fenêtre. Bientôt dix-neuf heures, pluie et neige fondue n’ont cessé de tomber depuis le début de l’après-midi. A ne pas sortir un chien dehors alors nous nous sommes réunis devant le feu dans la cheminée. A la fin du repas j’ai servi une bonne vieille poire, nous avons parlé et ri. Dans ces moments le temps semble s’arrêter, plus exactement il ne pénètre pas à l’intérieur de la maison. On le regarde de l’intérieur, le temps c’est un chien mouillé qui marche sur le bord de la route, empreinte une allée qui s’enfonce dans la forêt. Bientôt il fera nuit, pour un peu on souhaiterait qu’il se perde et ne revienne jamais. A l’intérieur de la maison, le sapin de Noël agite ses derniers feux, une bougie transpire la course de sa mèche folle, nous sommes rassemblés comme autrefois nos anciens se rassemblaient et tout comme eux nous avons volé du temps au temps pour vivre l’instant, cette portion de temps qui n’a plus rien à voir avec la durée car rien ne nous est compté pour la simple raison que dans l’amour que nous partageons, il n’y a plus assez de place pour le temps.
C’est toujours la même chose avec la conjugaison du verbe aimer, même à l’imparfait le temps reste à proximité. Il cherche son chemin comme un chien perdu sans collier. Ne suffirait-il pas d’aimer beaucoup pour tordre le cou au temps, car après tout il peut passer, nous endeuiller, ce qui restera vraiment ce n’est pas le souvenir encore moins notre lutte pour le ralentir, c’est d’avoir aimé.

29 décembre.

Ces vies professionnelles qui donnent bien peu, après lesquelles il ne reste rien ou si peu. Ces personnes croisées, appréciées souvent, chacune dans leurs rôles avec lesquelles nous avons joué des scènes, poussé des tirades, fait semblant de lever ou baisser le rideau, où nous nous sommes pris pour des guerriers victimes de coups tordus. Enrichis pour un jour ou seulement une heure, le temps d’un rendez-vous, d’un repas dans le renouvellement de nos comédies. Vivre évidemment, apporter à nos familles le nécessaire et le superflu, tâche en soi suffisamment noble car elle participe à l’organisation de l’avenir mais en dehors du noyau familial que reste-t-il de ces milliers de rencontres ?
Certes aucune profession n’est suffisante en soi, encore heureux d’en posséder une ou plusieurs dans une seule vie. Mais ce qui ne cesse de me surprendre, c’est la nudité dans laquelle l’individu se trouve après avoir toutes ces années livrer bataille pour maintenir ses positions ou tenter parfois avec succès de s’octroyer une étendue plus vaste, celle de la réussite et de la conquête. Mais de toutes ces actions, l’individu n’est pas nourri ou si peu.

Est-il bien naturel de vivre avec aussi peu ?
Le moine dans son monastère, l’ascète chanteur mystique du Bengale, le yogi, le fakir éprouveraient-ils autre chose que ce que je ressens. Nous ne sommes pas assez ambitieux sur la qualité de notre nourriture. Nous écartons systématiquement, sans même y réfléchir car tout va trop vite, les richesses dissimulées que possèdent les autres, tout simplement ni eux ni nous sommes capables de les discerner. Nous donnons de l’importance au spirituel que pour en protéger les rites, sous une forme égoïste et sourde, militante peut-être mais injuste.
L’équilibre entre les nécessités matérielles et les aspirations spirituelles, nous le trouvons rarement. La fin de nos vies serait plus heureuse si à force d’expériences temporelles et spirituelles, nous portions le vêtement qui serait véritablement le nôtre. La nourriture quotidienne conserverait sa saveur sans diminuer notre capacité d’étonnement. Nous deviendrions infiniment soi dans le côtoiement et l’amitié. Très vite il faudrait nous opposer au rétrécissement que la vie matérielle nous impose, tout particulièrement la vie professionnelle qui nous oblige à passer des heures dans des bureaux et des avions, loin de la nature « naturante » pour nous étouffer sous l’amoncellement des statistiques et des informations aussitôt obsolètes, qui nous retiennent comme des chiens au bout d’une chaine et ne cessent d’aboyer leur abrutissement. Ne sommes-nous pas devenus vides, coquillages abandonnés dans « La Peau fragile du monde » pour reprendre une réflexion de Jean-Luc Nancy.

30 décembre.

Le chat a une façon bien à lui de chuchoter sa présence.
Cela ressemble aux travaux du diariste, il chuchote, pousse une porte, la referme rarement, traverse le salon, se précipite dans la cuisine attiré par la cuisson du bar en papillote puis sans dire au revoir, s’échappe par l’entrebâillement de la porte ouverte pour ne revenir que plus tard, nul ne sait quand ni s’il sera de bonne humeur.
Le journal de l’auteur chuchote aux oreilles d’un lecteur silencieux, sans autre ambition que de retenir son attention mais sans l’enfermer ni l’emporter comme s’il entamait une longue lecture, celle d’un roman par exemple ou d’un ouvrage philosophique encore moins d’une œuvre poétique. L’auteur écrit un peu tout cela sans approfondir parce qu’il n’est pas assez savant mais aussi parce que c’est sa façon de vivre : prendre des chemins, s’isoler sur des margelles, traverser des gués, cueillir des mirages, s’endormir dans une vallée profonde ou saisir un bout de vent pour se laisser porter vers l’extérieur de soi, à la limite de l’au-delà des mots avant qu’ils ne se disloquent exténués par tous les rêves que l’auteur porte en soi.

31 décembre.

Ibrahim Maalouf explique que la première fois qu’il a visité Beyrouth à l’âge de quatorze ans, il avait pris un taxi pour le conduire de son village jusqu’à la capitale. L’enfant qui allait devenir trompettiste traverse la ville son casque audio sur les oreilles mais après avoir coupé le son. Il était important pour lui de n’écouter aucune musique ni le bruit de la ville afin de consacrer son énergie à composer mentalement en fonction de ce qu’il voyait.

J’aime imaginer le musicien qui coupe le son pour composer, l’auteur qui ferme les livres pour écrire mais le peintre baisse-t-il son regard pour préparer sa toile ? Doit-il éviter toute confrontation avec l’image et les paysages qui l’entourent pour ne pas être déstabilisé dans son processus créatif ?
Une personne sourde de naissance se trouverait incapable de composer, un non-voyant dans l’impossibilité de peindre quant à l’auteur, peu importe qu’il soit sourd ou aveugle, il trouvera toujours un moyen même par la dictée, d’écrire.
L’environnement sur le travail de l’artiste provoque ce qu’il faut appeler l’ivresse. Il faut se méfier de cette forme de déraillement portée par l’enthousiasme ou la dépression car il empêche de viser au plus juste, le résultat est alors en deçà de ce que l’artiste est capable de produire. Un peu d’ivresse suffit mais le débordement éloigne trop de la pierre vive, en l’amollissant il ne se rend plus capable de la sculpter et l’aboutissement n’a pas de sens. Les fascinations qu’elles soient visuelles ou auditives nécessitent de se trouver maitrisées. Toujours négocier au plus juste le mot, la note, la trace du pinceau. Entre le feu et la glace, l’artiste trace un chemin.

Ce soir s’achève cette année particulière, 2020. Je me sens comme Ibrahim Maalouf, un casque sur les oreilles pour n’écouter aucun son. Mais en ai-je vraiment besoin « dans ce coin de lumière volé à la nuit qui nous entoure » comme j’écrivais il y a plusieurs semaines dans Le Journal entre les parenthèses, texte repris dans la revue Mirabilia. Et d’ajouter « c’est une niche, un creux tapissé de vieux chiffons avec pour tout mobilier une table et une chaise, un cahier ouvert… . La lumière vient du dehors par l’unique lucarne qui me sépare du monde. ».

Ainsi je résumerais ma situation depuis le mois de mars 2020. A dire vrai je peux me passer de casques, les bruits qui viennent à moi sont ténus, ils ne peuvent me déranger. Je crois même qu’ils m’inviteraient à écouter davantage. Une voiture qui passe au loin, le chant d’un oiseau qui s’échappe d’un bouquet d’arbres, la cloche de l’église évadée de toute sorte d’enfermement et mon corps semblant immobile, à moitié courbé au-dessus du bureau comme une falaise au-dessus de la mer à la recherche des mots pour les faire crépiter jusqu’au fond secret de l’hiver. Cette mer que je n’écoute plus, autour de l’île car je ne peux y accéder. La petite maison dans le creux de Magouric, voilà bien longtemps que je n’ai pu pousser la porte, ouvrir les fenêtres pour que le vent y pénètre et se prélasse avec la mauvaise éducation dont il est capable, touche à tout, ne remet rien à sa place, brise le verre, froisse les rideaux. Le vent, ce personnage grossier, mon meilleur ami.
Demain peut-être nous quitterons nos niches, retrouverons le chemin des lointains, reconnaitrons la ligne à peine esquissée de l’horizon derrière le brouillard qui se balance dans le vide, demain encore, enrichis par l’expérience de la perception de notre être, nous trouverons les mots justes, nous saurons mettre en bonne place les sentiments qui nous animent. Nous deviendrons plus homme que virus, plus convalescents que malades. La force retrouvée, la peur éloignée, capables à nouveau, peut-être, d’habiter notre planète en cessant de la mutiler.

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