Les vaches Belle-îloises
Je n’avais encore jamais vu cette camionnette de couleur bleue. Sa longueur est supérieure à la plupart des camionnettes que l’on voit habituellement livrer des armoires ou un sachet de cartouches d’encre. C’est un exemple. Elles transportent beaucoup d’autres choses commandées par internet, effet du confinement. On se déplace le moins possible, on tâte les choses de loin, du regard seulement, derrière un écran. C’est fou comme nous nous efforçons de rendre la réalité virtuelle et comme le virtuel nous donne à imaginer la réalité.
Bref, il s’agit donc d’une camionnette bleue d’une longueur excessive. A dire vrai ce genre d’engin m’impressionne assez peu, il n’y aurait donc aucune raison de s’y arrêter plus que nécessaire. Mais voilà il se trouve qu’après l’avoir vu parcourir les routes de l’île de long en large, ce matin elle stationnait devant la grande étable de la ferme de Kerdavid. Je pédalais alors avec nonchalance sur mon vélo rouge, heureux de prendre mon temps, amusé par l’observation des petits nuages blancs qui jouaient à saute-mouton d’une crique à l’autre.
Je décide de mettre le pied à terre et de regarder.
Sur les côtés du véhicule, écrit en lettres dentelées blanches : « Votre boutique de prêt à porter. » Des illustrations de robes, de sous-vêtements féminins et de pantalons sont exposées sur la longueur du camion. Je comprends mieux l’utilisation marchande de ce moyen de transport. Un des côtés est ouvert donnant à voir un alignement de robes, des chemisiers et des gilets dans des casiers, à une extrémité slips et soutiens gorges dans des boites transparentes.
Vous me direz à nouveau, rien ne nécessite autant de phrases pour parler d’une camionnette qui va de porte à porte vendre ses produits. Nous les avons connues dans notre enfance à la campagne. Il y avait alors la camionnette du boucher, du boulanger, du marchand de couleurs et de boutons. Dans le pays bourbonnais il n’y avait pas de poissonnier où je ne m’en souviens pas.
Je veux pourtant raconter la scène qui se déroule sous mes yeux.
Le champ où s’ébattent les vaches jouxte le mur de l’étable. Il y a là une trentaine de vaches peinturlurées, fardées, cravatées comme si elles allaient à la noce. J’ai toujours décelé une certaine coquetterie chez ce ruminant paisible portant haut ses cornes. La porte du camion est ouverte côté champ ne laissant que quelques mètres de séparation entre la clôture et le véhicule. Vous imaginez probablement la suite. Les vaches toujours curieuses se sont rassemblées devant le camion, l’une poussant l’autre pour se trouver au premier rang. Un monsieur d’une quarantaine d’année se tient debout devant sa marchandise. Les vaches le regardent. Il regarde les vaches. Rien d’autre ne se passe. Aucune cliente autour du camion, seules les vaches lorgnent sur les jolies robes imprimées, les maillots de bain que je n’avais pas remarqué, les pantalons cintrés et les soutiens gorges ronds comme des petits ballons. Les vaches et les femmes de l’île partagent ce goût de l’élégance que n’ont pas toujours les taureaux et leurs confrères masculins. N’y voyez aucune comparaison disgracieuse, bien au contraire. Les concours de beauté m’ont toujours ému. Le raffinement, le charme, la délicatesse, je n’utiliserai pas le qualificatif de sveltesse pour les vaches, participent du génie féminin souvent inaccessible aux hommes. Donc je n’étais guère surpris d’observer dans cet attroupement une envie sincère d’essayer la robe à cotillons, de porter le chapeau à fleurs ou d’enfiler la culotte à dentelles quand la transparence joue avec la nudité et le trouble qu’elle provoque.
Le face à face sur une île est affaire courante. Difficile d’échapper à la rencontre imprévue, à l’apéro de dernière minute, au coureur essoufflé qui attaque le énième raidillon du sentier côtier, au cormoran qui ne peut échapper aux moqueries de la mouette rieuse. Mais ce genre de confrontation entre un commerçant et un troupeau de vaches m’était jusqu’alors inconnue.
J’en étais là de mes réflexions quand un couple de mésanges se mit à voleter au-dessus de nos têtes en zinzinulant de vieux airs antiques.
J’enfourchai à nouveau mon vélo le cœur envahi de tout ce qui se conjugue au féminin.
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