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« La plus grande chose du monde, c’est de savoir être à soi. »

Montaigne, Les Essais.

Emporté par le courant du fleuve, je me tiens assis sur une barque de couleur sang qui prend de la vitesse au risque de se heurter contre les rives. Il ne m’est guère possible de ralentir son déplacement sans m’exposer à passer par-dessus bord. Assis inconfortablement sur la planche fixe au milieu de l’esquif, je me cramponne avec force car les soubresauts à la surface de l’eau sont nombreux. S’il m’arrive de fermer les yeux pour tenter d’échapper à la folie que provoque en moi la descente du fleuve, je ne peux me dérober à la lumière trop longtemps. L’embarcation donne l’impression d’aller encore plus vite, augmenté des claquements de l’eau contre la coque, et ce vent toujours qui me suit ou me précède. Mais cela remonte à quel moment ? Depuis quand tout a commencé ? Aucun souvenir d’être monté sur cette barque folle. Aucun.

« La plus grande chose du monde, c’est de savoir être à soi. » écrit Montaigne. Aujourd’hui cette recommandation est difficile à suivre car la rapidité des évènements, le bouillonnement des images, nos existences éphémères, non pas dans la durée mais dans leur substance, rendent difficiles la faculté de savoir être à soi. Ceux qui pensent réussir sont le plus souvent des individus qui à force d’être à soi se sont fermés aux autres. Montaigne invite à prendre une direction contraire. Tourné vers le monde, il ne cesse de l’interroger en construisant une pensée ouverte.

La force du courant est trop forte pour qu’il me soit possible d’ancrer ma barque. Difficile de trouver un refuge, difficile de posséder le temps et la concentration nécessaire pour choisir l’endroit intime du savoir être à soi. Dans la foule où je me perds, il existe des anonymes éloignés de presque tout, capables de s’inventer un monde. Ils prennent la distance nécessaire et se disent : « J’appartiens à ce monde tout en sachant me tenir à moi. » Je les ai croisés sans les voir. Peut-être m’ont-ils parlé mais très vite ils ont reconnu que, perdu dans la foule, incapable de m’en défaire, je ne possédais pas la capacité d’être à moi.

Et de me dire que Jean Guéhenno a raison de se demander dans ses carnets du vieil écrivain : « Le mot de Montaigne : « La plus grande chose du monde, c’est de savoir être à soi » est peut-être le mot d’un monde en train de disparaitre. ».

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