Madame Samba
Madame Samba vit la nuit, elle est ouvreuse au cabaret Les Dunes dansantes.
Si les habitués la saluent avec égard, elle n’hésite pas à faire une remarque critique quand l’accoutrement de l’un ou de l’autre ne correspond pas au style de l’établissement. Certains lui font la bise mais elle ne cherche pas particulièrement à privilégier ce genre de contact, chacun devant rester dans son rôle.
« Comment ça va ce soir Madame Samba ? Vous êtes toujours dans les courants d’air. Attention à ne pas prendre froid. ».
« Ne t’inquiète pas Pierrot et va t‘amuser. ».
Le cabaret est fermé par quatre murs, une seule porte d’entrée et un toit en verre. Entre les quatre murs une piste de danse n’occupe que le tiers de la surface. Derrière la piste, sur la cloison du fond, un écran géant où sont projetés des vidéos d’orchestres et de chanteurs à la mode. A la bonne saison il est possible d’ouvrir le toit en verre, la musique crépite alors comme un feu dans le bal des étoiles.
Ici il ne pleut jamais l’été et quand vient l’hiver, le cabaret ferme sa porte. Pendant la saison froide, Madame Samba reste chez elle et sort peu, elle n’aime pas beaucoup le jour.
L’été la clientèle vient nombreuse et pas uniquement de la ville la plus proche. Des étrangers poussent la porte et parlent une langue que Madame Samba ne comprend pas. Courtoise, elle maitrise parfaitement son métier d’ouvreuse. Elle impose le respect, jamais un client ne s’est permis un geste déplacé ni des paroles vulgaires à son égard. Si la clientèle vient le plus souvent en couple, il arrive que des hommes et des femmes poussent la porte sans être accompagnés.
« Qu’est-ce que vous venez faire ici tout seul ? Vous cherchez l’aventure ? » questionne Madame Samba, un sourire à peine esquissé.
Au milieu de la nuit quand la musique atteint son niveau sonore le plus élevé et que les danseurs tapent dans leurs mains, Madame Samba quitte le cabaret pour s’asseoir sur une dune.
C’est un endroit entouré de dunes et de plages d’où la mer s’est retirée il y a longtemps déjà. Elle s’assoit alors sur un des points les plus élevés et fume deux ou trois cigarettes, les unes après les autres, en poussant vers le ciel lumineux des petits ronds de fumée qui n’atteignent jamais les étoiles, même la plus proche.
Heureuse d’être seule, le corps caressé par le vent chaud, des étoiles plantées dans les cheveux, Madame Samba rêve. Non pas ce genre de rêve hypnotique où la conscience de soi se désintègre dans un abîme sans limite mais un rêve doux porté par la voix d’une enfant. Madame Samba façonne ses rêves, le corps aussi noir que le ciel qui tourne au-dessus de sa tête.
Ce soir-là elle pense à sa mère éloignée dans un pays aux frontières approximatives. Son père, après un voyage qui dura plus de deux mois, l’avait entrainée dans cette ville où les enfants ne sortent pas. Il avait trouvé du travail chez un fleuriste, tous les soirs il vendait des roses dans les restaurants du quartier. Puis un jour il n’est plus revenu laissant la petite Samba dans une pièce, au sixième étage d’un immeuble que le soleil traversait sans s’attarder.
Si elle ne cherche pas à se rappeler les épisodes de sa vie, elle est envahie par ces voix d’hommes et de femmes libérés du plus profond d’elle-même. Elle n’avait eu ni frère ni sœur; la famille, la plus simple qu’on puisse imaginer, occupait dans son cœur une place minuscule. L’important n’est plus sa famille disparue mais le souvenir de sa mère.
« Qu’est-elle devenue ? Est-ce qu’elle habite toujours la cabane près du port ? ».
Son père l’avait amenée de force en décidant de vivre ailleurs mais sa mère refusait de quitter le sol natal. Elle espérait que tout cela s’arrangerait, que les Dieux écouteraient ses prières et qu’un jour elle cesserait de mendier.
Madame Samba se souvient de sa détermination, rien ne devait l’anéantir. Elle enjambait les obstacles sans les voir, les Dieux lui commandaient d’être patiente mais n’apportaient aucune solution. Elle priait souvent et parlait peu; sa fille ne priait pas et ne parlait que pour accueillir les clients du cabaret.
Les dunes à la tombée de la nuit sont comme des hommes enchainés les uns derrière les autres, leurs dos arc-boutés jusqu’à devenir invisibles malgré la présence des étoiles. Assise au sommet de la dune, Madame Samba n’est plus ouvreuse de cabaret. Elle est une statue noire parcourue de sillons noirs comparable à ces sculptures creusées de rainures profondes qui marquent le passage du temps. L’intérieur de ses mains reste vide, entre les doigts une blancheur apparente, zébrures ancestrales d’une civilisation éloignée. De toutes ces histoires, de toutes ces rencontres, les amours sans suites, la solitude roulée aux coins des heures, Madame Samba a peu retenu. Elle a marché longtemps avant de s’arrêter au cabaret.
Mais ce soir elle ne fouille pas dans sa mémoire pour extirper les moments douloureux de sa vie ni faire l’inventaire des heures difficiles, ce soir elle navigue sur les dunes, immobile comme une barque attachée qui voudrait suivre le premier courant venu. Et pourquoi pas devenir un grand navire qui retournerait et creuserait à l’aide de son étrave le sable chaud, pour que surgissent les animaux de la forêt et les échassiers de la savane tellement plus élégants que les grues métalliques et raides qui participent à l’élévation des gratte-ciel à proximité du port, là où la cabane de sa mère, encerclée de mûrs en bêton ressemble à un noyau de mangue.
« Qu’est-il arrivé après mon départ. Quand un camion roulait trop près, notre cabane menaçait de s’effondrer. As-tu jamais donné naissance à un autre enfant ? L’as-tu roulé dans le même tissu orange et noir que tu serrais contre ton corps. Quel nom lui as-tu donné ? Et mon père, comment se comportait-il avec toi ? Là où je suis, je ne me souviens plus de grand-chose. Je ne suis qu’un éclat de ce continent noir mais c’est toi Maman, mon continent. Regarde ce que je suis devenue, un galet noir rond et nu. Si tu es sous la terre, je t’imagine roulée en boule pour te protéger des camions qui circulent au-dessus de toi.
Quel est ce lien qui nous relie ce soir, invisible. Au cabaret, les couples ne se sont pas encore séparés, ils dansent et se caressent. Les mains s’attardent sur les courbes, s’arrêtent un instant et se réchauffent à la chaleur de la peau. Ce sont des gestes comparables que nous partagions jusqu’au jour où tout a basculé. Nous étions tout l’une pour l’autre puis nous ne sommes plus rien. ».
Madame Samba regarde sa montre, l’heure de la fermeture approche. Elle se lève, fait le chemin en sens inverse en pensant à son père. S’il n’est pas revenu, c’est que peut-être il n’a pas vendu assez de roses. Il ne voulait plus croiser le regard de sa fille, incapable d’ouvrir la porte de sa cage. De toute façon elle serait partie sans lui. Il devenait impossible de continuer à vivre ainsi. C’est ce que se disent aussi les pères à la dérive, orphelins de leurs enfants. Comme elle, il ne possédait plus de nom. Un jour pour elle comme pour lui, tout cela s’arrêterait. Avec un peu de chance elle sans lui, lui sans elle, retrouverait un nom qui les désigne. Progressivement chacun se forgerait une identité, dans ce monde désert qu’il faut traverser à la recherche de l’ombre d’un grand arbre qui apaise.
Ces pensées se bousculaient dans sa tête alors qu’elle s’approchait du cabaret. Franchir la seule et unique porte d’entrée, éteindre les lumières, tendre un voile noir sur l’écran, accompagner jusqu’à la sortie le dernier couple. Puis fermer le silence derrière la porte, à double tours, en espérant qu’il ne s’échappe pas pour le retrouver le lendemain.
Rentrer chez elle en abandonnant une parenthèse dans la nuit, ouvrir l’unique porte le cœur à côté de soi, roulé comme un noyau dans une mangue.
J’étais venu seul.
Vous ne m’aviez posé aucune question. Nos regards se sont croisés. La musique cognait fort contre les murs; le ciel posé sur Les Dunes dansantes était un grand-voile perforé d’étoiles. Je ne peux pas dire si je devinais déjà en vous une jeune femme meurtrie mais j’observais votre démarche lente, votre corps à peine dissimulé sous une couche de sable. Vos déplacements se faisaient sans heurts, vous étiez féline dans cet univers de gestes mécaniques et de paroles ivres. Je guettais l’instant où vous décideriez de vous diriger vers l’extérieur pour disparaitre dans la nuit. Je devinais votre présence à la lueur des pointes rouges de vos cigarettes. La musique pourtant si forte demeurait à l’extérieur de votre silence comme si vous l’aviez protégé d’une paroi de verre. Je me trouvais dans la même impossibilité de vous atteindre. Le mystère qui émanait de vous, au-delà de l’intrigue et des questions que je me posais, éveillait en moi une affection amoureuse. J’avais toujours été retenu par ces femmes qui faisaient du silence une ombre qui les suivait. La couleur de votre peau ajoutait à la nuit la lumière que seules les étoiles donnent à l’horloge nocturne; l’étrange écoulement cristallin du temps qui ne finit pas. Vous observer parcourir la distance qui vous séparait de la porte d’entrée jusqu’à la dune la plus élevée, me donnait le sentiment d’être seul avec vous mais vous n’en aviez aucune idée. Vous ne deviniez pas l’attente qui montait en moi.
La pluie arriva. Imprévisible, du matin au soir, toutes les nuits pendant plusieurs semaines et plusieurs mois, sans jamais ralentir, elle inonda les dunes. Nouvel océan sur la mer de sable qui déjà en d’autre temps avait été recouverte d’une mer beaucoup plus ancienne.
Le cabaret fut détruit d’un seul coup par les chutes d’eau tellement violentes que les murs se détachèrent les uns des autres; la seule et unique porte d’entrée sortit de ses gonds et flotta comme un berceau vide. Il ne resta plus rien. Par bonheur personne ne périt sous les intempéries, le cabaret était fermé quand la catastrophe arriva. On perdit jusqu’à la trace de son existence, la route qui y conduisait avait aussi disparu.
Il arrive que des îles s’enfoncent dans l’océan pour ne jamais remonter quand de nouvelles sortent de l’eau comme des hippopotames qui s’ébrouent, recouvertes d’un limon argileux qui craquèle sous le soleil.
Gare de Lyon. Six heures du matin.
Au sommet de l’escalier mécanique qui plonge loin derrière moi au milieu de la foule, Madame Samba grande et belle porte un turban violet. Une robe verte marquée d’étoiles argentées descend jusqu’à ses pieds que dissimulent à peine des sandales dorées. Son visage maquillé est recouvert d’un fond de teint incandescent, de la poudre violette légèrement dispersée sur les parties saillantes rend une texture satinée et douce. Sur les paupières elle a étalé une couche épaisse de fard de couleur verte, de la même couleur que la robe. Sans doute a-t-elle appliqué sur ses cils un mascara noir tant son regard est sombre et lumineux. Ses lèvres sont naturellement de couleur cendre.
Debout sur l’escalier opposé, je me dirige vers la sortie. Nos regards se croisent pendant quelques secondes sans que cela provoque en vous un signe de reconnaissance.
Madame Samba, je vous regarde disparaitre puis il n’y eut plus aucune possibilité d’aller l’un vers l’autre, le sens inverse de notre progression nous sépara définitivement.
En me retournant je vis une boule de couleur qui tombait dans un puits.