17 avril.

Nous sommes embarqués sur un navire qui n’atteint pas sa destination. Elle est pourtant connue, les trajets pour s’y rendre certes ne sont pas simples, mais il n’est pas question de céder au renoncement.

La destination c’est l’extinction de la Covid, une lutte gagnée grâce aux vaccins. Des restaurants, des cinémas, des salles de concert, des théâtres et des musées qui ouvrent à nouveau. Des petits boulots retrouvés, des adolescents, des jeunes qui peuvent se rencontrer, une activité de solidarité enfin renouvelée, pleine et entière sans écran interposé.

Mais le navire progresse lentement, des variants comme autant d’écueils apparaissent sur les zones balayées par le radar.

Encore pour combien de temps ?

18 avril.

Conférence au sommet des conifères, des deux bouleaux, du chêne des marais et du cyprès chauve. Une douzaine de pies se sont rassemblées en faisant leur vacarme habituel, communication rauque poussée par des créatures émaillées comme des fonds de casserole, lourdes et inélégantes. Elles, ne sont pas obligées d’organiser des visio-conférences à plusieurs, visages pathétiques collés derrière un bureau ou une table comme un savon dans son porte-savon. Elles peuvent aller d’arbre en arbre en suivant consciencieusement le programme qui leur a été distribué avant la réunion. Un arbre, un sujet etc… . Contrairement à ce que l’on croit, elles prennent guère le temps de bavarder. Elles ne craignent pas la discussion quitte à s’interrompre et sans se soucier d’un minuteur « zoom » qui coupera l’image et le son au bout d’un temps imposé.

Bon, je vous quitte, j’ai une réunion en « absentielle » dans un quart d’heure.

19 avril.

On ne s’ennuie jamais en lisant les ouvrages d’Erri de Luca. Il se trouve toujours dans le texte des expressions, des dialogues tout particulièrement dans le livre « Impossible ». Ce sont des pétards qui explosent. Ces longs entretiens entre le magistrat et le supposé coupable, ces lettres envoyées à une femme dont on ne sait rien, sont traversés de feux d’artifice et donnent aux propos une dimension poétique et philosophique. Sans l’air d’y toucher, provoquant la surprise du lecteur, aucun mot n’est gratuit, ils sont chargés de poudre. C’est beau et profond, fraternel et courageux, tout est dit sur la véritable dimension de l’homme. Il n’existe pas de héros dans l’univers de De Luca, seulement des hommes. Des hommes engagés, solitaires, violents mais capables de bonheur, traversés d’espérance et de pudeur spirituelle.

Livre après livre, il surprend toujours par ses qualités de bâtisseur et son habileté à jouer de tous les instruments. Jamais il ne donne le sens de l’effort, il nous amène à lire des pensées profondes tout naturellement.

C’est une grande œuvre que celle d’Erri de Luca magnifiée par les qualités de la traduction de Danièle Valin.

  1. Dans quelle matière étiez-vous le meilleur à l’école ?
  2. Je faisais deux bons kilomètres pour aller à l’école. Ma matière la plus forte était les chaussures.

Erri de Luca, Impossible, édition Gallimard.

20 avril.

L’utilisation du « je » est un handicap. C’est une tête chimérique qui ne nous quitte pas, greffée dans un endroit qui n’est pas un lieu, qu’on pourrait imaginer guère plus gros qu’une tête d’épingle, le « je » envahi tout sans aucune gêne, bouscule à tout moment, ne s’excuse jamais, « je » est un intrus sensé nous définir, parler à notre place. Bref, « je » est véritablement un autre comme l’écrit Rimbaud et c’est un autre embarrassant.

Difficile de s’en défaire sans se défaire soi-même. Tenter de l’ignorer, est-ce bien raisonnable ? Il existe la possibilité d’utiliser le « il » à la place, de parler de soi à la troisième personne. C’est une façon de réaliser une distance impossible à mesurer, qui ne s’exprime pas en kilomètres ni en durée, un artéfact, une dépossession passagère, un véritable leurre.

Combien de fois dans ce journal, je m’utilise à la première personne me laissant l’impression d’une impudeur poisseuse peut-être vulgaire. S’il m’arrive quelquefois de m’écarter en utilisant « il », je n’ai pas encore essayé de me tutoyer ou de parler de moi au pluriel. Pourquoi ne pas utiliser « nous » pour décrire mes actions et mes réflexions, cela donnerait à penser que je suis plusieurs et rendre mes propos plus forts, la multiplication de soi pouvant aider à obtenir l’acquiescement du lecteur.

Le grand nombre étant le contraire de la rareté, indiscutablement l’utilisation du « nous » de façon débridée, pousserait le « je » dans un mortel anonymat. Et ce n’est pas bien.

« Il ne voit pas d’autre solution que de supporter ce handicap » me dis-je. Il et moi, c’est-à-dire nous,  vous aussi, enfin nous tous, toi mon ami et moi incidemment, ne désespérons pas de posséder un avenir malgré notre impossibilité de vivre sans « je ».

25 avril, Grosrouvre.

Huit heure, fin de journée.

La cloche de l’église martèle huit coups.

Le coucou n’a pas les moyens, il joue son va-tout sur deux coups.

Le chien au loin aboie sans compter.

La petite grenouille saute dans la marre, un seul plongeon pour éclabousser la terre.

C’est peu mais c’est un beau coup.

Je compte les coups.

Le silence va m’envelopper d’un seul coup,

Et

Quand il sera neuf heure,

La cloche de l’église martèlera neuf coups.

Le coucou jouera une nouvelle fois son va-tout mais toujours avec deux coups.

Le chien qui a fait les quatre-cents coups, ne possède plus rien en réserve.

Quant à la petite grenouille elle boit tout son saoul l’eau de la marre

Et se souvient d’autrefois quand elle était têtard.

J’observe s’éloigner dans les failles nocturnes

Les coups en bandes serrées comme des loups.

27 avril.

Après avoir visionné le film de Robert Bresson, « Journal d’un curé de campagne » inspiré du livre de Georges Bernanos, j’ai décidé de lire une nouvelle fois l’ouvrage éponyme.

Il se trouve qu’au même moment la Revue des deux Mondes publie un article à propos de « La France contre les robots » et place en exergue la citation suivante :

« On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. ».

Le roman atteindra le siècle dans une quinzaine d’années, paru en 1936 il sonne aujourd’hui comme un carillon lointain dans une campagne oubliée. Sa couleur est celle de l’habit noir que portait alors les prêtres et qu’a su si bien rendre le film de Robert Bresson. La nature est tout aussi sombre, le noir et blanc de la pellicule ne nous permet aucune échappatoire, la vie est un concentré d’ombre, de noir saturé, la blancheur est désincarnée, rien de virginale, uniquement disposée par endroits pour séparer le vide de la quête spirituelle. C’est donc sur une palette restreinte que se déroule la vie du jeune prêtre qui prend possession de sa première paroisse à Ambricourt.

Entrer dans l’ambiance très particulière de cette œuvre, c’est aussi croiser des ombres qu’on croyait à jamais disparues, laisser remonter à la surface de notre mémoire une France que j’étais encore trop jeune pour avoir bien connu mais il en restait des bribes, des murmures et des puits abandonnés. Nos grands-parents s’exprimaient comme Georges Bernanos, nos parents répétaient ce qu’ils avaient entendu. Les deux générations fragmentées par deux guerres successives se confrontaient à une religion dominante, soit pour la contourner, soit pour l’embrasser. Mais ils n’étaient pas tièdes. Certains pouvaient être injustes, je veux dire mécréants. Les autres réglaient leurs vies au rythme des rendez-vous spirituels imposés par l’église. Cela les arrangeait bien, ils épousaient alors un confort bourgeois avec la certitude de faire le bien, de garder le droit chemin et de ne pas enfreindre à la morale.

Il sont tous là dans le roman de Georges Bernanos, les pauvres et les riches, les lâches et les envieux, les blessés et les abandonnés. Au centre du village, dans le creux de son église, le jeune prêtre monologue, à dire vrai il ne sait pas toujours s’il parle à Dieu ou à lui-même.

Les dialogues avec le curé de Torcy sont admirables. On imaginerait Bertrand Blier dans le rôle, engagé dans un dialogue façon Michel Audiard.

La situation de ce livre aujourd’hui ? S’il n’a rien perdu de la modernité de son style, il a non plus rien perdu de sa profondeur intellectuelle et spirituelle. Sans doute l’ouvrage doit être difficile à lire car nous sommes plongés dans un monde où n’existait pas l’informatique et ses dérivés. Mais quand on prend connaissance de la citation ci-dessus, extraite de La France contre les Robots, en quelque sorte une réponse au Journal d’un curé de campagne, on ne peut rester indifférent aux questions et aux remarques exprimées par le jeune curé.

C’est là toute l’actualité de ce roman car nous avons peu progressé.

« Je crois, je suis sûr que beaucoup d’hommes n’engagent jamais leur être, leur sincérité profonde. Ils vivent à la surface d’eux-mêmes, et le sol humain est si riche que cette mince couche superficielle suffit pour une maigre moisson, qui donne l’illusion d’une véritable destinée. ».

« On ne perd pas la foi, elle cesse d’informer la vie. ».

« Et le moraliste discutera des passions, l’homme d’Etat multipliera les gendarmes et les fonctionnaires, l’éducateur rédigera des programmes – on gaspillera des trésors pour travailler inutilement une pâte désormais sans levain. ».

De nombreux extraits à citer mais ce n’est pas ici le propos. Evidemment je suis particulièrement sensible à ce constat : « Lorsqu’on va droit devant soi, la terre est petite. ».

Les Petits Territoires que par ailleurs j’explore, bien incapable d’aller droit devant moi, me conduisent au-delà d’une terre que d’aucun qualifierait de petite. Il n’existe pas de terre petite mais seulement des pensées courtes. Il n’y a pas d’obstacle à toujours aimer plus, seulement des distances à franchir dans toutes les directions. Mais il faut de l’envie et sans doute plus de renoncement que je ne serais jamais capable d’en donner.

« La grâce est de s’oublier. ».

28 avril.

Il est vingt-deux heures, pas encore trop tard, pas assez tôt.

Le silence, je le reconnais. Il habitait aussi la petite église romane où j’allais enfant. Sans doute après une course folle, je poussai la porte d’entrée et me trouvai seul dans le silence suspendu de l’église. Suspendus comme sont les anges dans les anfractuosités du jour.

Curieusement j’avais l’impression de ne plus m’appartenir, le silence prenait possession des richesses et des peurs qui étaient les miennes. Je ne me souviens pas de m’être jamais agenouillé, seul. Par-contre la crainte d’un regard qui serait venu d’en haut, dissimulé dans l’arborescence des arches, oui de cela je me souviens et du sentiment de me découvrir petit.

On ne résiste pas à l’étalonnement de notre enfance. Les ombres, les volutes nocturnes sont là pour vous les rappeler. Elles chantent aussi le temps passé, sans remords, ce ne sont que des feuilles d’écorce éparpillées, laissées derrière soi. A chacun d’entre nous de tenir le rôle du Petit poucet et de progresser vers un avenir ignoré avant que d’être incertain.

Pas encore assez tard, pas assez tôt.

L’heure est passée, une nouvelle se présente. La cloche de l’église ne résonne plus car après une certaine heure, il faut cesser de réveiller les gens.

Mais c’est sans compter celles et ceux qui ne dorment pas, ils veillent et veilleront jusqu’au bout de quelque chose qui ressemblerait à la nuit mais ne l’est pas. Un bout obscur et lumineux, peut-être l’objet d’une quête, une sorte de radiation de soi pour tenter de s’adapter à une autre vie plus intérieure, plus riche de solidarités anonymes qu’il reste à découvrir.

Peut-être.

Quand la nuit tout entière libère ses voutes, n’est-il pas naturel de chercher une dimension ?

29 avril.

De ce beau silence qui occupe les églises de France, ne pas oublier les griffures musicales des hirondelles qui traversent en envolées sautillantes le vide apparent sous les arches.  Elles portent avec elles le printemps jusqu’au pied de l’autel, comme aucun homme ne sait le faire.

Mais laissons-là le bavardage des pelotes noires et blanches avec les statuaires impassibles, les crucifix rivés sur la pierre, laissons-les dérouler pour les unes, le chemin printanier des pollens et de la vie à venir, pour les autres, le chemin de croix qui nous relie à la nuit des temps.

Laissons tout cela car je suis bousculé par l’urgence d’évoquer les barrages.

30 avril.

Le barrage, ce n’est pas qu’une ligne de crête tendue entre deux rives.

Cela a commencé plus tôt avec l’enfance, le premier barrage. Agenouillés au bord du ruisseau, ils sont deux ou trois garçons entre huit et dix ans, peut-être une fille viendrait donner des conseils. Les filles ont toujours cette façon de tout savoir, c’est quelquefois vrai mais elles inventent aussi pour faire illusion.

Les voici rassemblés, manches de chemises relevées, les pieds dans l’eau, ils choisissent des pierres pour construire le barrage. Les plus lourdes feront les fondations puis progressivement un muret fragile s’élèvera, pas très haut car il n’est pas facile d’équilibrer l’ensemble. Entre les cailloux ils glisseront du sable et des gravillons, le lit du ruisseau, pour faire ciment. Ils ont choisi l’endroit où le courant n’est pas trop fort, un peu plus large forcément entre les deux rives, moins profond. Ils courent d’une berge à l’autre, sont dans l’urgence car rien ne tient vraiment. Après une heure de travail ils réussissent à ralentir le courant, d’un côté du muret l’eau devient étale comme empêchée. Ils ont improvisé une petite vanne avec des branches et une pierre plate qu’ils soulèvent pour augmenter ou ralentir le débit de l’eau.

La petite bande est aussi bruyante qu’un envol d’étourneaux. Ce n’est pas l’heure du silence, nous sommes un après-midi d’été. L’heure est à la libellule et aux papillons. Les enfants quitteront bientôt la place, un peu avant que les merles ne se rassemblent et tintinnabulent des chants heurtés et roulants comme des grelots. Demain le barrage sera défait, les truites reprendront leur fuite vers la source et l’eau se rappellera ces quelques heures où des gamins ont tenté de lui interdire la descente vers la mer.

Entre l’amont et l’aval, le barrage de l’amitié a cédé mais cela fait partie du jeu comme de tirer une ficelle du passé pour l’attacher au présent, nos deux berges qui ne nous abandonnent jamais. Le barrage n’est qu’une façon maladroite de relier et de retenir. Le jeu des enfants ne consiste pas à tirer un trait entre deux berges, l’espoir est de retenir le plus possible d’un côté du muret. L’eau bien sûr mais aussi les poissons, vairons, loches et goujons pourquoi pas la truite arc en ciel. Peut-être qu’un régiment d’écrevisses parti en mission pour observer les grands fonds devra dresser le camp devant la muraille improvisée.

L’enfant que j’étais imaginera des profondeurs abyssales, des êtres monstrueux dissimulés sous les pierres, un courant puissant qui trouve sa force dans les tunnels creusés sous les roches. Puis il portera son regard de l’autre côté du barrage, là où l’eau se fait plus rare et se dira qu’il n’est pas amical de retenir l’eau, qu’il faut la laisser courir.

Dans la bande tout le monde ne sera pas d’accord, les uns voudront briser le barrage, les autres refuseront. Qu’importe la décision, le lendemain ils recommenceront.

Un barrage, pourquoi pas mais encore faudrait-il savoir de quel côté se mettre.

En amont, en aval ?

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