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« Nous tirons tous la même charrette, mais tous les charretiers vous diront qu’il y a façon et façon de la charger. » Jean Guéhenno, Carnets du vieil écrivain.
A la sortie du cabinet médical.
En poussant la porte en verre qui ouvre sur le palier j’entends derrière moi une musique. Je me retourne sur une femme courbée en deux qui pousse un déambulateur. Je retiens la porte pour faciliter sa sortie ainsi que la porte d’entrée de l’immeuble. J’en profite pour la dévisager. Ses traits sont fins, elle n’a pas soixante ans. Dans le panier du déambulateur se trouve une petite enceinte d’où s’élance une musique de Bach. Je reconnais les variations Goldberg. Séduit je me tourne vers elle. « Vous écoutez de la belle musique. » « Vous savez avec Bach, tout devient facile. » me dit-elle en poussant son « véhicule » « Ce sont les variations Goldberg. » « Félicitations !» « Je pense que c’est Glenn Gould au piano. Il n’y a que lui pour les interpréter de cette façon. » « En effet, vous connaissez la musique.» «A dire vrai avec Bach, il est difficile de se tromper. »
Nous sourions le temps d’un regard avant de nous séparer.
Quand elle est venue nous voir avec son corps élancé, elle portait une solitude trop lourde. Nous parlions de son avenir et des premiers pas pour obtenir un emploi. Après tout c’était l’unique sujet qui nous rassemblait. Notre rôle consistait à l’aider à faire le tri, ses désirs étant souvent inconciliables avec son parcours. J’avais l’impression de parler à plusieurs personnes en même temps. Le problème était de savoir à qui s’adresser réellement. Nous nous sommes rencontrés une dizaine de fois sans véritablement progresser. Puis un jour elle n’est plus venue au rendez-vous. Quelques mois plus tard je l’ai croisée dans la rue. Surprise de me voir elle ne pouvait pas faire semblant de ne pas me reconnaitre. Habillée toujours de la même façon, vêtements gris et sans forme, trop grands pour sa silhouette filiforme. Son regard s’est posé sur moi sans me voir puis elle s’est éloignée. Je me suis retourné pour essayer de comprendre ce que dissimulait cette ombre de vingt-cinq ans. C’est à ce moment-là que j’ai reconnu la charrette qu’elle tirait derrière elle, lourde d’un bric à braque indicible.
Il ne voulait pas ressembler à son père. Pour ne pas devenir corpulent comme lui, il s’est mis à courir. Toujours à l’entrainement pour préparer un marathon ici, un autre dans une ville étrangère. Les week-end il montait à vélo, parcourait des kilomètres puis s’il avait encore un peu de temps, il courait à nouveau. A midi il mangeait très peu voir pas du tout. Il faisait le tour du quartier, le casque collé sur les oreilles en écoutant du blues. Par-contre il marchait lentement, ne montait pas les étages à pied préférant l’ascenseur. Il me demandait de ralentir en disant être incapable de me suivre. Il donnait l’impression de souffrir. Je lui suggérais d’arrêter, que tous ces efforts étaient contre nature. Il répondait toujours de la même façon : « Si je m’arrête, je vais ressembler à mon père. »
Un matin devant mon miroir je me suis demandé : « Et toi sais-tu ce qui se trouve dans ta charrette. Es-tu certain de la tirer convenablement ? ».
Ces blocs de pierres chargés à la hâte dans nos remorques proviennent d’ailleurs, jetés là par d’autres sans se soucier de comment les ordonner à l’intérieur de la personne que nous sommes. Incapables de s’en délester, nombreux sont ceux qui tirent la charrette comme ils peuvent, handicapés.
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