Jean-Paul se lève un matin et se dit que quelque chose cloche dans l’univers. Il décide alors d’arpenter les rues de la ville pour comprendre ce qui ne va pas. Demain il fera le tour des campagnes puis il se rendra sur le sommet de la plus haute montagne après avoir séjourné au milieu de l’océan.

La ville est une succession d’immeubles, le plus souvent des gratte-ciels. Les murs sont des empilements de livres, les dos multicolores tournés vers l’extérieur les font se ressembler à des morceaux d’arc en ciel. Les fenêtres sont des livres ouverts sur des orifices sombres mais en regardant de plus près, on devine les mots courir sur les murs à l’intérieur des pièces. Dans toute la ville des hommes s’engouffrent dans des sous-sols de papiers, prennent l’ascenseur pour atteindre le cent dixième étage d’une tour qui se termine par trois étages de livres reliés en cuir pleine peau au sommet desquels se trouve un gigantesque crayon doré, l’antenne la plus haute de la ville. S’ils parlent, on dirait qu’ils mâchonnent du papier. Il n’est pas rare qu’une tour soit détruite par un incendie quand un mégot a été jeté malencontreusement. Dans ce monde on compte moins de lecteurs que de livres. C’est peut-être ce qui explique qu’une année après l’autre le nombre des analphabètes augmente.

Dans les campagnes, les livres ont remplacé les arbres. Bien sûr il est regrettable de voir disparaitre ces sources de chlorophylle ainsi que la riche palette des verts, pourtant il est heureux d’observer les feuilles griffonnées claquer au vent ou se balancer dans le vide une fois détachées de leurs branches.

Après avoir atteint le sommet de la plus haute montagne, Jean-Paul est aveuglé par l’étendue des pages blanches qui flottent à ses pieds. Des oiseaux noirs traversent l’horizon en tirant de grands traits noirs sur les feuilles blanches. Il aurait fallu imprimer les caractères entre les traits tirés pour obtenir le début d’un roman qui ondulerait entre terre et ciel. D’autres oiseaux, des multitudes d’insectes et la pluie s’en chargeraient. L’intervention de l’homme n’a donc aucune nécessité.

Sur un rocher couvert d’algues, occupé par une famille de cormorans, Jean-Paul est inconfortablement assis pour observer la mer. Il peut voir toutes les mers. Mais à sa grande surprise il ne distingue aucun livre, aucune feuille poussée par le vent, rien de ce qui pourrait ressembler à un poème, un roman ou un essai philosophique. Mais il ne vit aucun homme non plus, la mer immense s’étalait sans homme ni alexandrin.

Il faut se rendre à l’évidence, le monde est habité par les livres, les hommes et l’eau, cette eau bavarde et agitée qui n’a nullement besoin des hommes ni des livres pour écrire des histoires d’éternité.

Les hommes, ils écrivent des livres depuis des siècles, des siècles de livres empilés les uns sur les autres jusqu’à élever ces fameux gratte-ciel mais ce sont aussi des autoroutes de livres, des croisements et des ronds-points, des matelas et des bancs. Rien que des feuilles, des pages, des caractères imprimés, des dictionnaires qui pèsent le poids d’un âne mort dirait le cousin de Jean-Paul. Il en existe pour tous les goûts, des livres sacrés, des romans de gare, des thèses et des synthèses, des poèmes et des chants nocturnes, des pour les marins, des pour les chiens, des pour ma sœur, des pour les morts et leurs fantômes, des pour les oiseaux qui ne les liront jamais. Enfin la liste serait longue, la liste de ce que les hommes écrivent. A quoi peut bien servir cet encombrement de textes ? L’homme n’a plus guère le temps de lire, il court d’un endroit à un autre, ne s’arrête jamais, construit chaque jour une nouvelle fourmilière juste par habitude.

J’imagine notre terre sans homme, rien que des livres. Seuls les oiseaux et quelques insectes multicolores se poseraient un instant sur les rangées de lettres noires mais ne prendraient guère le temps de déchiffrer ces gros volumes qui ressemblent aux oliviers, là-bas au Sud de l’Italie, tordus et ridés.

Jean-Paul si tu décides de ne pas garder les hommes, je ne suis pas contre mais il faudra tous les éliminer. Impossible qu’il n’en reste qu’un, ni toi ni moi. Personne ! Rideau !

Si ce devait être le cas, je ne te cache pas ma déception car même Ella ne chanterait plus « Sophisticated Lady ».

« Le monde peut fort bien se passer de littérature. Mais il peut se passer de l’homme encore mieux. » Jean-Paul Sartre.

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