285
Prosper a gardé le goût des voyages. Ce n’est pas qu’il avait pour habitude d’aller au bout du monde. Pas de trajets en avion ni grands déplacements en bateau d’un continent à l’autre. Nulle expérience des changements horaires, le tricotage et détricotage des fuseaux ne le concernaient pas. Quelque fois la voiture mais le plus souvent le train.
Représentant de commerce à la retraite, il consulte régulièrement les documentations accumulées sur les horaires, les trains rapides, les « michelines » tonitruantes et les gares. Il connait la France mieux que personne, partout où se trouve une gare. Ce qui représente 285 endroits localisés du nord au sud et d’est en ouest.
J’ai rencontré Prosper alors que nous étions tous les deux accoudés au comptoir du café de L’Industrie. Il était alors aux alentours de dix heures du matin et nous attaquions notre deuxième verre de Muscadet. La chaleur extravagante pénétrait jusqu’à l’intérieur du café, difficile de trouver une zone fraiche à part ce joli liquide de couleur jaune-olive légèrement acidulé qui s’épanchait dans la bouche comme si nous croquions des boutons de rose. Il n’est pas rare de se parler accoudés au bar. Guy le serveur en s’adressant à l’un puis à l’autre, participa à créer le lien entre nous.
Naturellement nous avons évoqué nos vies professionnelles. C’est le plus souvent le sujet qui s’impose entre deux hommes qui ne se connaissent pas, sans doute une façon de se flairer comme deux chiens qui se croisent.
Prosper s’excusait de porter ce prénom un peu ridicule, il n’avait pu éviter au cours de sa carrière l’inénarrable association entre son prénom et « youp la boum ! » mais il s’en était quelquefois servi dans sa vie de représentant. Rien de tel pour amuser les clients, ouvrir une porte qui ne se serait pas ouverte sans ce sobriquet si facile à mémoriser. « Rappelez-vous, Youp la boum, Prosper, c’est moi ! J’étais venu vous voir l’année dernière. ».
Pour ce qui me concerne je ne porte pas un prénom qui prête à la rigolade alors inutile d’en parler.
Très vite nous avons réalisé que d’une certaine façon si nos professions n’avaient aucun rapport, la connaissance que nous avions de chacune d’elle se complétait.
Je m’explique.
Marin sur un caboteur, j’ai toujours navigué entre les ports français, quelquefois il m’était arrivé de monter plus au nord pour toucher Anvers et Hambourg. Autant ma connaissance des ports français était parfaite autant ce qui se trouvait à l’intérieur des terres m’était étranger. S’il n’est pas facile de m’impressionner, j’avoue que l’érudition de Prosper à propos des gares françaises ne cessait de me surprendre. Comment lutter avec mes 66 ports contre 285 gares. Ce qui me sauvait dans la conversation autour de la bouteille de Muscadet que Guy nous débouchait vers dix heures du matin avec un grand savoir-faire, porter le bouchon sous ses narines, verser dans chaque verre une petite quantité pour nous permettre de goûter en nous assommant d’informations sur l’année, le propriétaire, les saveurs de framboise, banane, mangue et autres fruits exotiques qui n’ont strictement rien à voir avec le lieu où ces délicieuses grappes avaient été récolté et mis en fût, ce qui me sauvait disais-je, c’est qu’un port ce n’est pas qu’un nom, c’est aussi quelques complications.
Prosper récitait la liste des gares françaises comme Sami Frey récitait « Je me souviens » de Georges Perec. La ressemblance s’arrête là car Prosper de petite taille avec ses rares cheveux sur le sommet du crâne, ne pouvait nullement concourir avec l’élégance et la diction de l’acteur.
285 gares c’est pratique. Cela permet de multiplier les rendez-vous au bar, de rendre joyeux Guy qui nous voyait arriver tous les matins à la même heure. Les bouteilles de Muscadet attendaient au frais, tout allait bien se passer. Car contrairement aux clients qui partagent des discussions politiques et finissent par se disputer, nous, nous restions tranquilles.
Chacun courbé sur sa copie de la carte de France, Prosper avec ses gares et moi avec mes ports, nous parcourions le pays en train et en navire côtier. Un matin il me récitait la liste des gares en commençant par lettre A. Dans l’Allier j’ai retenu le nom de la gare de Saint-Germain des Fossés puis tous les matins il entamait une nouvelle région : Isère, Côte d’Or, Nièvre, Morbihan, Corrèze, Tarn etc… Je me souviens pêle-mêle bien qu’étant incapable de les situer, des gares de Pleyber-Christ, de Bas-Evette, de Galuzot, de Champagnole, de Cargoloin, des Pélerins et d’Aiguebelette-le-Lac.
Ces noms me donnaient le vertige. Prosper ajoutait une anecdote relative à un succès ou un échec commercial, un hôtel plus ou moins bien fréquenté, un restaurant qu’il n’oubliera jamais.
Pour ce qui me concerne avec mes 66 ports, ma vie semblait vraiment étriquée. Bien sûr j’insistais sur les difficultés nautiques de chaque port en expliquant ce que cela signifiait : le tirant d’eau, les marques du navire, la longueur des quais, l’échouage, les courants et la houle, l’arrimage, les remorqueurs etc… .Prosper m’écoutait avec un intérêt certain.
Pour ne pas donner au Muscadet le temps de s’évaporer, j’inventais des difficultés que je n’avais pas vraiment vécues. Le bateau qui ripe à tribord endommageant une partie du quai, le container qui défonce un panneau de cale, les charançons dans le blé, la mer polluée à cause d’un ballast, le commandant ivre et même la découverte d’un passager clandestin. Je tenais ainsi mon Prosper en haleine et plus l’angoisse montait plus vite le verre se vidait.
Que voulez-vous avec seulement 66 ports entre Nice et Dunkerque en passant par les ports en Corse contre 285 gares, il me fallait faire preuve d’imagination.
J’apprends que ces 285 gares sont fréquentées en moyenne par moins de trois passagers par jour. Alors il me prend à rêver à ces gares éloignées de tout.
Cercueils des courants d’air, otages de la désaffection, labyrinthes des pas perdus, les gares en centre-ville ou situées en bordure de campagne, ouvrent grandes leurs portes à quelques passagers énigmatiques qui scrutent inquiets l’heure du passage du train. Avec plus ou moins de retard, ils entreront en gare, s’arrêteront le long du quai numéro 3, deux minutes seulement après ouverture des portes. Une voix calée dans un haut-parleur fera l’annonce habituelle « Saint-Germain des Fossés ! Saint-Germain des Fossés, deux minutes d’arrêt ! », pour une paire d’oreilles dissimulée sous un bonnet de laine. Ce jour-là sera jour d’affluence, c’est dire que le chef de gare n’en comptera guère plus d’une dizaine dans l’année. Les autres jours, la voix du haut-parleur sera dispersée par les vents, retenue peut-être par des oiseaux égarés sous les toitures transparentes d’un vaisseau déserté.
Contrariée par tant de dédain, la locomotive qui ne lance plus ses panaches de fumée, qui ne répète plus à l’envie son tchou, tchou, tchou caractéristique, qui ne donne plus l’impression de perdre toute sa puissance dès son arrivée en gare en poussant des soupirs répétés qui donneraient à croire qu’elle est de mauvaise humeur ou qu’elle rend son dernier souffle, la locomotive d’aujourd’hui silencieuse et trop disciplinée pour être honnête, décidera peut-être de ne plus repartir. On cherchera à grands renforts d’agacements électriques de provoquer en elle un sursaut, une envie mais elle refusera effrontément considérant qu’il ne sert plus à rien qu’elle se décarcasse pour aussi peu de passagers.
Nos rencontres ont duré une dizaine de mois. Tous les jours de la semaine sauf le week-end, nous avons respecté notre rendez-vous à dix heure au bar de L’Industrie. Nous nous quittions peu avant midi en prétextant que nous avions des choses à faire. Des courses à ramener à la maison, une visite chez le dentiste, tout ce que peut faire un homme supposé seul dans la vie. Supposé car je n’ai jamais su si Prosper partageait sa vie avec quelqu’un ni s’il avait des enfants. Il ne parlait que des gares, jamais de sa vie privée. Quelque part cela m’arrangeait car à l’époque je n’avais pas de vie privé. Je n’en ai d’ailleurs toujours pas. Par contre je m’inventais une vie qui n’appartenait à personne. Je me présentais devant Prosper en donnant l’impression de n’avoir jamais le temps. Il me croyait ou peut-être faisait semblant. Ce qu’il ne savait pas, c’est qu’après la sieste je me rendais au port. Ils se souvenaient de moi là-bas. Je pouvais entrer sans autorisation. J’allais m’asseoir sur un tas de palettes empilées le long du quai et je regardais les bateaux accoster, charger ou décharger leurs marchandises puis déhaler. J’admirais la précision du grutier, j’observais le manège des autorités portuaires monter et descendre l’échelle de coupé. Je retenais les sons que seule une manutention portuaire provoque, les heurts du grappin au fond de la cale, les rotations sonores des grues, le hoquet des camions en approche, le ronflement des machines du bateau, les ordres du chef de pont.
Je me disais que je n’avais peut-être fréquenté que 66 ports mais qu’il me suffisait d’en connaitre un pour imaginer tous les ports dispersés dans le monde. De Taipeh à Istanbul en passant par Callao et Pointe Noire, j’avais beau avoir été un marin sur un navire côtier, le grand large ne m’était pas inconnu et le grand large en pleine mer, c’est tout autre chose qu’une gare dans l’Aveyron.
Il faudra que je m’explique avec Prosper. Mais après m’avoir récité la liste des 285 gares, après m’avoir fait partager des anecdotes parfois croustillantes comme on dit, Prosper n’est plus jamais revenu au café de l’Industrie.
Depuis quelque temps je partage une bouteille de Muscadet avec un pilote de ligne. Il m’apprend que la France possède 120 aéroports. Bon c’est encore beaucoup mais la lutte sera moins inégale avec mes 66 ports.
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