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« Hélas ! La porte du bonheur ne s’ouvre pas vers l’intérieur, de sorte qu’on puisse la forcer d’un coup d’épaule. Elle s’ouvre au-dehors, aussi n’y a-t-il rien à faire. »

Kierkegaard.

Je me souviens de mon voyage à Taïwan, un déplacement plutôt, d’une durée-éclair de trois jours comme tous ces voyages professionnels que je faisais à l’époque. Une semaine suffisait pour rencontrer mes correspondants maritimes, courtiers et armateurs, de Seoul à Ho Chi Minh en passant par Bangkok et Singapour. Je ne quittais pas les aéroports, ni les hôtels luxueux ne me déplaçant qu’en taxi pour ne pas perdre de temps. Longtemps dans ma vie j’ai été un homme pressé, le temps j’en possédais à foison mais il me fallait l’occuper. Impossible de mettre plusieurs minutes de côté, une fois les rendez-vous terminés, déjeuners et diners, je changeais de tenue pour me perdre dans la ville que je ne connaissais pas. Le plus souvent un appareil photo dissimulé dans un sac, je marchais le soir et le week-end. Les villes ne sont pas immédiatement accessibles, il faut considérer leur étendue, comprendre la disposition des quartiers, se laisser apprivoiser par les reliefs, ne pas craindre de se perdre ; l’adresse de l’hôtel dans une poche au cas où il se ferait si tard que seul un taxi pourrait me raccompagner. Taipeh, Bangkok, Saigon, des dédales de rues où je ne cessais de m’encourager en m’éloignant de mon point de départ ou de me rassurer quand elles devenaient trop sombres. J’ai sans doute traversé des « mauvais quartiers » sans le savoir, évité de peu le vol de mon appareil photo à Buenos Aires, me suis fait extorqué des livres Turques dans un café à Istanbul tenu m’avait-on dit par des Kurdes mais rien n’est moins sûr. J’ai dit « non » aux rabatteurs, « non » aux femmes semées sauvagement sur les trottoirs. Je posais autour de moi un regard aussi perçant que l’objectif de mon appareil.

Un homme seul est une proie facile. Bien qu’il ne porte qu’un jean et une chemise qui ne se remarquent aucunement, quelque chose est écrit sur son visage. Quelque chose que les gens de la rue sont seuls à savoir lire, le laissant dans l’ignorance de l’inscription qu’il porte sur lui.

Mon ami anglais qui connaissait bien Taipeh m’avait dit : « Ne sois pas surpris si ta chambre d’hôtel s’ouvre de l’intérieur. » Il voulait expliquer que je n’aurais pas besoin de glisser ma clé dans la serrure, une charmante asiatique ouvrirait la porte de la chambre qu’elle occuperait indûment. Cette anecdote significative de ce qu’était la capitale de Taiwan dans les années 1990, me revient en mémoire en lisant Kierkegaard :

« Hélas ! La porte du bonheur ne s’ouvre pas vers l’intérieur, de sorte qu’on puisse la forcer d’un coup d’épaule. Elle s’ouvre au-dehors, aussi n’y a-t-il rien à faire. »

Personne ne m’a ouvert la porte de l’intérieur. Quant au bonheur, j’ai cessé de le chercher par effraction. Je m’efforce de m’en approcher, je le sais pourtant insaisissable comme les rues enchevêtrées des villes de Bucarest, du Caire, de Casablanca et de toutes celles que je viens de citer.

Je m’habitue à le sentir à la fois proche et éloigné.

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