T 26

« Je suis aveugle et ne sais où aller

De mon bâton, pour ne pas me perdre

Je vais sondant mon chemin çà et là 

Quelle pitié que je sois forcé d’être

L’homme égaré qui ne sait où il va. »

Charles d’Orléans, Poésies.

« Je suis aveugle et ne sais où aller… »

Il est aveugle. Il l’est de plusieurs façons. Tout d’abord parce qu’il a perdu la vue, il l’est aussi car son intelligence ne lui indique aucune direction à suivre. Il ne sait où aller. Ne pas savoir quel chemin prendre qu’on ait perdu la vue ou pas, revient au même. Les abeilles connaissent les routes aériennes qui les ramènent à la ruche; l’homme se perd facilement. Il existe de nombreuses façons de ne savoir où aller quand aucune compréhension ni intuition ne donne l’envie d’avancer. J’ai vu un chien isolé au milieu d’une place, les voitures se croisaient autour de lui en l’évitant. D’où venait-il ? Le poil couvert de poussière il tenait malgré tout la tête haute et rien ne semblait le déranger, ni les bruits des moteurs ni les klaxons ni la foule sur les trottoirs. Il aurait suffi de prendre une direction mais sans être aveugle, paralysé il ne savait où aller.

« De mon bâton, pour ne pas me perdre,

Je vais sondant mon chemin çà et là … »

Se décider, ne pas rester immobile. Avancer un pied puis l’autre, parcourir un mètre puis deux et s’arrêter à nouveau. S’arc bouter vers l’avant en posant le pied gauche le plus loin devant soi pour s’assurer que le sol est solide, qu’il n’y a pas de marche ni de mur. Rassuré, avancer rapidement l’autre pied pour ne pas perdre l’équilibre. Debout sur les deux jambes, stabilité parfaite, faire une pause avant de recommencer. Sonder toujours le chemin, dans la nuit qui recouvre le jour, dans le jour qui ne peut être plus éclatant que la nuit. Ne pas se perdre comme si l’on venait de quelque part, que notre unique but est d’arriver ailleurs. Corps et esprit impriment le temps mais lui ne s’arrête pas. Voilà bien notre seule présence au monde, ce qui tourbillonne autour de nous n’est que faux-semblant. L’orientation, la direction, les points cardinaux, bref les paramètres de la boussole sont inventés pour franchir les étapes. En nous évitant de nous perdre, ils augmentent d’autant la multitude des directions qui nous resteront inconnues. Avancer un pied devant l’autre, s’aider d’un bâton pour écarter ce qui se trouverait devant soi, sonder la nature du sol, nos gestes se ressemblent. Rien n’arrêtera l’être désorienté, aveugle ou pas.

« Quelle pitié que je sois forcé d’être

L’homme égaré qui ne sait où il va. »

Ce territoire n’a pas de limites, l’aveugle est incapable d’en dessiner les contours.

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