21 juin 2022.

Presque un mois d’absence. Sans écrire une seule phrase, pas même un mot isolé et nu comme une borne au bord d’un chemin. Mon corps pèle par endroits. Ce sont des pensées mortes. Inutiles et oubliées à jamais, elles demeurent pourtant attachées mais ne ressemblent pas à des croûtes. C’est vrai, il n’y a pas eu blessure, ni déchirure ni estafilade. Juste un frottement sonore, quelques fois comme le cri tremblé d’un grillon mais je ne m’y suis pas arrêté. Poursuivi mon chemin avec la détermination inavouée de ne pas travailler. Cela fait du bien.

Aujourd’hui je me gratte, me décape, suis un singe qui s’épouille.

Retrouver la vague qui me soulèvera, me donnera de la hauteur, me procurera le plaisir du balancement si doux de l’observation, avec des mots et des silences.

Débute l’été, sa lumière particulière qui traverse comme une lame, aiguise ma phrase mais pas seulement, mon envie de vivre, de courir d’une vague à l’autre.

Encore.

22 juin 2022.

Le travail d’écriture n’est pas une vulgaire fanfaronnade pour amuser ou irriter mes rares lecteurs. Davantage la volonté de labourer le champ nu de mon être intérieur. Ce qui ressemblerait à une forme de méditation échafaudée à l’aide de mots et de verbes, est plus modestement une servitude heureuse et mesurée, illustrée par le verbe écrire.

Tout être vieillissant devrait se retirer en écrivant de façon à personnaliser son chant, quand bien même il n’en resterait rien.

Ne pas trop souffrir, s’enrouler dans les draps de mots, curieux sans doute de savoir quel sera le dernier, celui que je ne trouverai pas le temps d’écrire.

23 juin 2022.

Si je dois écrire un roman, quel que soit le sujet, le mot « chimère » sera inséré dans le titre.

Depuis ce roman, je l’ai écrit, Chimère est dans le titre.

24 juin 2022.

Attablé à ses soixante-dix ans, l’homme trouve l’endroit bien vide, un couteau, une fourchette, une petite cuillère car ce soir il s’est préparé un dessert, du riz au lait avec une gousse de vanille. Aucun convive ne le rejoindra.

Il n’y a pas de bilan à faire, et s’il se laisse à compter les disparus, les doigts des deux mains suffisent. Pas de quoi en faire un drame, rien à retenir vraiment si ce n’est cette musique passagère, orpheline qui le traverse à grande vitesse comme si elle se déplaçait sur une autoroute.

25 juin 2022.

Un bras autour de ses reins, le sien devant pour accueillir son autre main, celle qui n’avait pas été élue pour caresser la partie inférieure de son dos, alors que son autre main passe et repasse sans peser sur le tissu estivale de sa robe qui l’habille, juste au-dessus des genoux. Plus grand qu’elle, il se baisse un peu et dépose sur ses lèvres un baiser rapide, une sorte de picotement à fleur de peau, à dire vrai un butinement aérien, chauffé par le soleil de mai au-dessus du port.

Il a envie d’elle, elle de lui, simplement comme boire de l’eau.

Un bateau plus gros que les autres amarrés dans le port, progresse lentement précédé par un plus petit. Il ressemble à un bateau de pêche mais ne l’est pas. Sur le trois-quarts arrière, un remorqueur se trouve accouplé au plus gros par l’intermédiaire d’une élingue qui se tend ou se détend au rythme de son avancée.

L’opération conjointe des trois navires consiste à diriger le plus gros le long du quai. Demain car aujourd’hui c’est dimanche, il est bientôt dix-huit heures, demain il procèdera aux opérations de déchargement de la cargaison de céréales en vrac chargée dans les quatre cales.

Puis ils ont tourné le dos, se sont éloignés de l’entrée du port et du vieux phare vénitien qui a cessé de fonctionner depuis plusieurs années. Un siècle peut être.

Il souffle des mots dans le creux de son oreille pour dire qu’il trouve si court le temps passé depuis qu’il a cessé d’éclairer, si court par rapport au jour où il a commencé à l’aimer.

27 juin 2022

La démesure n’est pas une dimension. Uniquement un point lumineux sur lequel le regard se pose avec pour conséquence une surprenante sensation de vertige. Rien d’autre que la présence du vide qui s’impose, comme une excitation à disparaitre après avoir englouti toutes les frontières.

C’est ce que je me suis dit en caressant les pages blanches de mon cahier.

28 juin 2022.

J’ai rencontré l’émerveillement de te connaitre, depuis je surf sur cette vague.

29 juin 2022.

Enfant je pêchais à la ligne, passion conservée jusqu’à l’adolescence. Elle s’est arrêtée après avoir rencontré une jeune fille de mon âge.

Je glissais rapidement mes deux pieds dans la paire de bottes – flap, flap, flap – décrochais du mur ma petite canne en bambou en prenant soin de ne pas me piquer à l’hameçon et de ne pas emmêler le fil de nylon et le bouchon.

J’allais chercher la boite en plastique à l’intérieur de laquelle grouillait des dizaines de vers de terre ventripotents et baveux. Nous les avions « récolté » mon frère et moi, la veille au soir.

Avec ma boite de vers, comment séduire une jeune fille de mon âge ?

Alors j’ai rangé ma canne à pêche, ne me suis plus piqué les doigts à l’hameçon et me suis mis à pêcher avec les mots. Au lieu de remonter seul le ruisseau avec des manières de Sioux pour ne pas effrayer les truites qui somnolaient sous les racines et dans les creux, nous avons marché ensemble.

Quand nous nous sommes pris la main, j’ai compris que le temps ne défilait plus à la même vitesse et qu’à l’approche de la nuit, il était déjà bien tard pour rentrer.

La pêche avait été miraculeuse. Au lieu de ramener du poisson frétillant, truites, goujons, vairons quelquefois des écrevisses, ma besace s’était remplie de mots.

Des mots mouchetés comme les flancs de la truite, des mots argentés comme ceux des goujons, des mots petits et rapides qui ressemblent aux vairons, des mots qui pincent qui sont les mots de l’amour.

Amour, mot que je ne connaissais pas encore. Il est devenu à ma grande surprise, le mot créateur de mots, le mot qui n’en finit pas de vous glisser sous la peau des quantités de mots, le mot de l’origine et de la mort, le mot de la peau et du plaisir, le mot de la prière et de la multiplication de soi.

Depuis je ne cesse d’utiliser des filets de pêche et des épuisettes, enfin tout ce qui me permet de capturer des mots car ils proviennent tous de la même matrice. Amour est son nom. Les femmes le connaissent aussi, c’est pour cela que nous en parlons ensemble.

30 juin 2022.

Se rendre à une exposition est souvent pour moi l’assurance de rencontrer quelqu’un. Ne pas connaitre l’artiste ni ses œuvres, m’électrise davantage que voir une nouvelle fois les toiles de Manet, Picasso ou Rembrandt. Aucune lassitude, la compagnie des grands maitres m’apportent toujours autant mais pénétrer dans un univers nouveau, c’est une autre histoire.

Le plus souvent je vais seul au musée ou dans les centres d’exposition. Je suis rapidement agacé par les commentaires des visiteurs qui n’ont de cesse d’imaginer la toile exposée dans leur salon. Leur critère de beauté, puisque bien entendu une œuvre peinte doit-être belle, se limite le plus souvent à réfléchir sur quel pan de mur il faudrait l’accrocher, se demander si les couleurs de la toile s’harmoniseraient bien avec les tissus des fauteuils sans pour autant choquer avec la couleur du tapis. La beauté doit provoquer un consensus qui se résume à plaire sans heurter.

Mais reprenons, je préfère ne pas être accompagné quand je visite une exposition quand bien même il me viendrait l’envie de partager mon plaisir ou ma déception. J’achète un ticket d’entrée non pas seulement pour regarder mais pour entrer en communication avec un tableau. C’est à peu près le même sentiment qui m’anime quand je me promène en forêt. Si je ne me suis pas arrêté au pied d’un chêne, d’un hêtre ou d’un arbre qui dresse une silhouette majestueuse, je me dois de considérer que ma balade n’a pas été utile.

Un tableau non seulement peut retenir mon regard mais aussi m’arrêter comme s’il me prenait par la main. Le chêne ne fait pas autrement. Il se passe alors quelque chose d’important. Une chose particulière qui relève de la communication, de la conversation, des paroles muettes échangées avant que rapidement une complicité s’installe entre le tableau et moi, spectateur. Des fils invisibles nous rapprochent l’un de l’autre, non pas que la distance qui nous sépare diminue, quelquefois il arrive même le contraire. Prendre de la distance permet d’obtenir une vue d’ensemble, une compréhension différente.

Je reconnais une bonne exposition quand il m’arrive de revenir en arrière, retourner dans une salle pour revoir le tableau qui avait réussi à interrompre le rythme de ma visite. Il m’est aussi nécessaire de vérifier que ma première impression était la bonne. Je me souviens de la toile de Joan Miro, Chien aboyant à la lune. Il m’était alors difficile de m’éloigner de l’œuvre. J’y revenais sans cesse au point que je ne suis pas certain d’avoir regardé les autres toiles de l’exposition. Rien qu’écrire ce souvenir me permet de visualiser l’échelle, le chien et le croissant de lune. Je suis à nouveau saisi par le mystère que me communique cette toile. Peut-être parce que le chien aboit alors qu’on ne l’entend pas, peut-être aussi de se dire que la raison de son aboiement tient à la disparition de son maitre. Et si son maitre n’était autre que la lune ?

Enfin, il existe toujours de nombreuses raisons de s’arrêter devant une toile comme devant un arbre de la forêt.