Paulette

Paulette.

Je ne suis pas certain que Paulette ait eu le temps de se rendre à la boutique mobile de prêt à porter. Ce matin-là était l’anniversaire du décès de Maurice. Il y aura tout juste cinq ans que Maurice aura éteint son moteur. C’est un peu idiot mais quand on prononçait son nom ou quand on voulait dire quelque chose à son sujet, le mot « moteur » revenait sans cesse. Maurice réparait les moteurs de tout type de véhicules agricoles, de la tondeuse au tracteur ainsi que les petits moteurs électriques quand cela était possible. Par-contre je ne l’ai jamais vu disparaitre dans le ventre d’une moissonneuse-batteuse, peut-être n’avait-il pas les qualifications nécessaires.

Tous les deux possédaient un champ qu’ils utilisaient pour l’élevage d’une dizaine de brebis. C’était leur unique activité agricole. Paulette confectionnait des petits fromages et des yaourts qu’elle vendait au marché. Maurice l’aidait seulement pour le transport et la mise en place du stand. Après tout elle n’avait rien à faire avec les moteurs, ils se partageaient ainsi le travail.

Il y a donc tout juste cinq ans que Maurice trouva le moyen, à la surprise de tous, de disparaitre dans un moteur. Il fut tout d’abord happé par le bras puis tout son corps fut aspiré. C’est vrai que Maurice était petit. C’est la raison pour laquelle on ne retrouva pas grand-chose de lui. Il avait été broyé. La machine, sorte de cuve gigantesque à l’intérieur de laquelle des quartiers de viande devaient être écrabouillés, avait été livrée pour la première fois sur l’île. Tout comme pour la moissonneuse-batteuse, Maurice ne devait pas être qualifié. Dans la vie quotidienne d’une petite île, un si petit monsieur broyé par une grosse machine est un évènement extraordinaire. On en parle encore : « Maurice, tu te rappelles. Le pauvre homme… ». Désormais quand une très grosse machine est amenée sur l’île par le Vindilis, il y a attroupement sur le quai mais personne ne se proposera de réparer le moteur si cela devait s’avérer nécessaire.

Tous les cinq ans à date anniversaire, Paulette passe un moment sur le champ aux brebis qui se trouve à côté du petit village de Bornor. Il n’y a plus de brebis, le champ est vide et mal entretenu. Au début de l’été un ami vient faucher l’herbe haute. A l’entrée du champ, attaché à un piquet par des fils de fer, on peut voir une boite aux lettres, de guingois, rouillée, la petite porte entrouverte. Je n’ai jamais compris ce qu’elle faisait là. Qui pouvait bien adresser du courrier à l’endroit où seules les brebis habitaient. Il n’est pas impossible que dans l’île les brebis lisent le courrier mais qui aurait intérêt à maintenir une correspondance avec un troupeau de brebis, la question reste posée.

Depuis un an seulement Paulette se déplace lentement en s’appuyant sur un déambulateur. Elle quitte sa maison qui se trouve à une extrémité du village pour se rendre au champ en suivant la petite route goudronnée. Il lui faut une vingtaine de minutes pour entrer dans le champ après avoir laissé à main droite la boite aux lettres qui ne retient pas son attention. Elle reste sur le bord car le champ déroule une pente assez vive. Avec son engin à quatre pattes, elle ne veut prendre aucun risque. Une fois le déambulateur en position d’équilibre, elle s’assoit sur le carré en plastique prévu pour faire une pause.

Elle raconte à Maurice mais aussi aux brebis d’autrefois, sa vie depuis qu’elle est seule. Après deux heures d’entretien où elle orchestre seule questions et réponses, elle reprend la direction de Bornor.

L’autre jour en passant à vélo, j’ai vu Paulette de dos assise sur son déambulateur. Elle parlait toute seule. Nous étions en été, les rayons du soleil ricochaient sur la boite aux lettres alors que les champs se suivaient les uns derrière les autres jusqu’à l’horizon, comme d’immenses bandes de tissu avec des mauvais plis, des crevasses et des jaillissements.

Je garde en mémoire la silhouette de cette femme cabossée et vide comme la boite aux lettres.