2 juin 2021, Saint-Nom la Bretèche.
En lisant « Le Pont de Bezons » de Jean Rolin, éditions P.O.L, je ne peux m’empêcher de penser à Georges Perec. Ce serait le Georges Perec de la « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien » mais au lieu de passer d’un café à un autre, de faire le tour de la place Saint Sulpice, il aurait soudainement décidé de parcourir à pied les rives de la Seine de Mantes à Melun.
Si le petit livre d’un spectateur quasi immobile de Georges Perec ne fait qu’un peu plus de soixante pages, celui de Jean Rolin se décline en 238 pages. Mais l’auteur se déplace sans cesse, revient même visiter des endroits qu’il avait parcouru quelques années auparavant.
A priori rien n’engagerait véritablement à lire ce genre de livre qui porte à un très haut degré la conception de l’immobilisme, en apparence il ne se passe que peu d’évènements. C’est un peu comme écrire un journal, jour après jour, sachant qu’il existe davantage de jours qui se ressemblent que le contraire. Les auteurs tressent une sorte de tableau pointilliste de la vie, ils la clôture dans des espaces géographiques restreints et réussissent à nous embarquer dans la visite de ce que serait un zoo humain, plus exactement un zoo social où hommes et animaux se côtoient, embarqués dans une même aventure sans aventure.
A dire vrai dans le livre de Jean Rolin, il n’est pas précisé si nous tenons entre les mains un roman ou un récit. L’impossibilité de le ranger dans une catégorie précise est à mes yeux une qualité première. Allons pour un récit de voyageur, de la même façon que les héros de Jules Verne partent en exploration, l’auteur exécute mètre après mètre le relevé des bords de Seine. Rien n’échappe à son regard, l’étonnement devant un nid construit par un couple de cygnes au milieu d’immondices, sa connaissance des lieux industriels disparus, ses souvenirs de l’oncle Jef et de la cousine Françoise, son émerveillement devant les oiseaux et sa méfiance en rien hostile lorsqu’il se trouve face à des individus migrants ou autres, gens du voyage et pêcheurs solitaires.
Il faut un grand savoir-faire pour tenir en haleine son lecteur en lui montrant uniquement l’univers quotidien, en le prenant par la main le long du fleuve alors que rien ne se passe vraiment et qu’une des rares questions que je me suis posé en tournant les pages : qui se trouve dans l’aquarium, les scènes qu’il décrit en nous collant le visage contre la vitre ou bien l’auteur et son lecteur qui aimeraient bien prendre l’air à l’extérieur des parois de verre.
Le plaisir de lecture est certainement augmenté par la qualité d’écriture, le style de Jean Rolin est d’une grande précision mais sans sécheresse. On se déplace dans le couloir de son écriture comme emprunter un sentier de randonnée, avec le fléchage suffisant pour ne pas se perdre mais sans ostentation.
« Puis la route, avant de devenir un simple chemin (puis de nouveau une route, de nouveau un chemin, et ainsi de suite jusqu’au site de l’usine PSA de Poissy), passe sous un pont de chemin de fer, en aval duquel un terril, formé par le remblai des sablières, change de formes et de couleurs au fil des saisons, selon qu’il est plus ou moins envahi par la végétation (même si ces transformations n’altèrent pas fondamentalement l’allure générale de ce monticule, qui est celle d’une ziggourat aux angles arrondis par l’érosion). »
Citation un peu longue mais il me semble qu’elle illustre la beauté et l’architecture du style. J’ai aussi découvert le mot « ziggourat » que je ne connaissais pas : Temple des anciens Babyloniens, en forme de pyramide à étages, qui portait un sanctuaire sur son sommet et servait à l’observation des astres. (Le Petit Robert).
3 juin.
A l’église, cérémonie d’enterrement.
Le prêtre : Il a eu une vie bien remplie etc… .
Comme si la vie serait un seau – mais un seau, c’est petit.
4 juin.
Tente Queshua sous le pont de Grenelle. Un homme assis devant, des sacs vides à ses côtés plus un caddy rouillé. Une couverture jaune est suspendue à un fil.
Sur les quais le trafic est interrompu, je prends le temps d’observer.
Il est assis confortablement sur un fauteuil pliant, sur ses genoux un journal déplié sous une boite de conserve au trois quart ouverte pour glisser une cuillère ou une fourchette. Il mange lentement quelque chose que je ne reconnais pas. A ses pieds une bouteille de Fanta à moitié pleine. Enfin il est écrit Fanta sur la bouteille mais le liquide est rouge sombre.
L’homme lève la tête et regarde le défilé des voitures aux vitres fermées. Sa peau n’a pas la blancheur de ces gens qui restent trop longtemps dans des pièces fermées ou devant des écrans : parcheminée comme un cigare.
Puis soudain il se lève en prenant soin de poser la boite de conserve sur le sol en terre battue. Il montre du doigt quelque chose, de l’autre côté, là où coule la Seine. Je porte mon regard dans la direction indiquée et je vois un cormoran en équilibre sur le sommet d’un lampadaire.
L’homme s’esclaffe et semble m’inviter à partager sa joie.
Mouvements simultanés:
Le grand oiseau noir quitte sa position en équilibre et plonge dans les eaux troubles du fleuve.
L’homme se rassoit et reprend sa boite de conserve.
La file de voitures avance devant moi, j’appuie progressivement sur la pédale d’accélérateur.
Fin.
5 juin.
A l’expression « Il ne ferait pas de mal à une mouche ! » il serait utile d’ajouter que « Même les mouches n’en ont pas peur ! ».
A trop se positionner du côté de celui qui pense, il faudrait se demander ce que se demande la mouche qui réfléchit à son tour mais avec des arguments qui ne sont pas les nôtres.
En cette période de l’année où les mouches vont s’engouffrer dans nos maisons, on ne peut constater qu’en effet elles n’ont « même pas peur ». C’est pourquoi, pour s’assurer « qu’il ne ferait aucun mal à une mouche », il serait intéressant d’observer le manège des mouches. Les conclusions que nous pourrions en tirer, à notre grande surprise, c’est qu’au vue de la quantité de mouches qui agacent l’homme en venant se poser joyeusement sur sa peau ou dans sa chevelure, le nombre d’individus qui ne feraient pas de mal à une mouche est très élevé.
Finalement les mouches sont plus intelligentes que nous car si elles n’ont même pas peur, ce n’est pas uniquement devant notre incapacité à faire du mal à une mouche, c’est aussi qu’elles évaluent très correctement notre impossibilité à les saisir et les occire une fois pour toute, fortes de leur agilité à éviter nos gestes menaçants.
6 juin.
Impossible de traiter dans son intégralité les problèmes provoqués par l’existence de la mouche. Je me dois donc y revenir rapidement au risque de lasser le lecteur.
Dire d’une personne qu’elle serait incapable de faire du mal à une mouche, c’est oublier un peu vite le point de vue de la mouche. A l’inverse nous pourrions affirmer que les mouches ne ressentent aucune peur de l’homme.
Ne voilà-t-il pas l’esquisse d’une entente parfaite entre l’homme et la mouche. Plutôt que sans cesse relever des différences et des oppositions, ne s’arrêter que sur des informations négatives qui deviennent angoissantes à force d’être répétées par les Médias qui, encore une fois ne font guère preuve d’imagination, il me semble important au début de l’été, alors que les mouches vont s’engouffrer dans nos maisons (sic), de se rassurer en constatant qu’un homme incapable de tuer une mouche, vivra en bonne entente ou indifférence, avec une mouche qui n’aura « même pas peur ».
Voilà qui est fait, je ne reviendrai plus sur ce sujet conscient pourtant de ne pas l’avoir épuisé. Il fallait bien modérer notre volonté de tuer la mouche et s’efforcer de trouver une belle harmonie entre l’homme et la mouche.
7 juin, Lussac-les Châteaux.
Les boules de buis dansent sur le vieux muret en pierre qui sépare la piscine du reste du jardin. Les bals des empotés vient de commencer. L’heure n’est pas encore nocturne, elle est seulement penchée par-dessus les courbes herbeuses qui dévalent vers la voie ferrée. La cloche de l’église épelle mot à mot un son qui fait peur aux oiseaux. Je tremble un peu comme si je sortais d’un bain de mer, des milliers de gouttes d’eau roulent sur ma peau. A peine le temps de me prendre pour une fontaine que déjà l’obscurité s’approche, me saisit et me roule dans ses draperies nocturnes en me promettant de ne plus jamais me libérer. Certains soirs, plongé dans un silence de bête, j’aimerais disparaitre dans l’étonnante absence des arbres qui sommeillent pour ne plus revenir assuré que plus jamais rien ne manquera.
Du 8 au 16 juin, Le canal de la Garonne de Bordeaux à Toulouse. Parcours à vélo, 250 km environ.
Soi-disant l’hôtel est prévu pour accueillir sa clientèle et leurs vélos.
L’accueil me fait comprendre que je dois les monter au premier étage. L’escalier est un escalier d’immeuble, étroit, recouvert d’une moquette rouge avec une forte déclivité. Nous sommes venus avec deux vélos électriques qui pèsent autrement plus qu’un vélo du Tour. Je ronchonne, la jeune fille semble commencer dans le métier d’accueil. ( Après Covid 19, c’est incroyable le nombre de gens qui ont l’air de découvrir un nouveau métier, je veux dire qui n’ont guère occupé la période de confinement à se former.). Ceci est dit, je vous avais prévenu, je ronchonne donc et porte l’un après l’autre les deux vélos, passent deux portes aux ouvertures à peine plus large que la largeur du guidon. Elles tournent quasiment à angle droit pour aboutir sur une petite terrasse.
Le lendemain matin, je les descendrai non sans glisser sur une marche et la moquette, à peine le temps de me retenir à la rambarde pour ne pas tomber avec le vélo et nous retrouver sur les genoux de la jeune fille à l’accueil, rouge de confusion.
Après avoir quitté Bordeaux par le Pont de Pierre, nous laissons progressivement derrière nous la périphérie industrielle en suivant la Garonne. Rapidement une petite route rectiligne s’enfile entre la rive du fleuve à main droite et des maisons bourgeoises dissimulées dans les arbres, à main gauche.
Comment qualifier l’impression de commencer la journée à vélo sans autre obligation que de suivre un itinéraire qui nous mènera jusqu’à l’étape du soir, liberté, émerveillement, plongée douce dans la nature. Je me souviens alors de la fresque de la Tombe du Plongeur à Paestum, impression de m’abandonner, de libérer enfin mon corps des tenailles quotidiennes de la vie y compris celles du temps. La volupté rejoint les instrumentistes qui concourent à ce concert harmonieux, regard, odorat, écoute participent à ce rapport tactile trop souvent insaisissable dans la vie courante. Les jambes s’allongent, les genoux remontent au rythme du pédalage, le corps se redresse animé d’une respiration rythmée, sans à-coups car pédaler le long d’un fleuve ou d’un canal ne représente aucune difficulté.
Nous entrons dans le domaine viticole de l’Entre Deux Mers et piqueniquons entre des pieds de vignes.
Ces impressions, je les retrouverai tous les matins malgré une chute douloureuse en fin de journée, avant l’arrivée à Saint Martin de Lerm.
Rien de particulier à signaler sinon des hématomes sur le corps, le bras gauche ensanglanté, des douleurs intercostales à gauche qui me laissent imaginer quelques fêlures rapidement confirmées par l’impossibilité de rire et d’éternuer sans ressentir une douleur pincée. Une autre douleur à l’intérieur du pied droit sans marque particulière mais qui me laisse indécis sur sa nature réelle.
Ainsi s’est achevé le premier jour.
Nous repartons sur la route de l’Entre Deux Mers pour retrouver le canal jusqu’au Mas d’Agenais.
La voie rectiligne sera rarement interrompue jusqu’à Toulouse au risque de rendre ce parcours ennuyeux. Pourtant nous ne cesserons de progresser sous une canopée verdoyante traversée uniquement par les rayons du soleil qui sont à certains endroits de véritables aiguillons qui viennent trancher, cisailler, découper la protection imparfaite constituée des plus hautes branches et des feuilles. L’eau du canal se trouve alors martelé des éclats lumineux qui sautillent des points les plus élevés jusqu’à traverser la surface liquide. Le canal est un voile tendu de Bordeaux à Toulouse, la lumière une lame tranchante qui provoque des plaies incandescentes pour atteindre à certains endroits le fond herbeux du canal qui s’écoule lentement sans donner l’impression de ressentir une douleur particulière.
Nous ferons un arrêt à Créon. Je découvre avec surprise un photographe sur la place de la Prévôté. J’avais abandonné l’espoir d’en croiser un sur notre route. J’entre dans le magasin pour acheter une carte numérique pour mon Leica M monochrome. Le propriétaire aussi photographe de métier, m’accueille à bras ouverts en voyant l’appareil. Il me montre le sien, le même boitier M mais pas monochrome, c’est la première fois qu’il le voit chez un client. Il me demande l’autorisation de le prendre en main, de l’essayer en avouant qu’il se sent véritablement ému. Ancien vendeur à la Fnac, il avait attendu d’avoir mis assez d’argent de côté pour s’offrir son premier Leica. Nous échangeons longuement sur la qualité du boitier, de l’objectif etc… .
Je quitte Créon conscient d’avoir fait une belle rencontre. Bien que sans suite, elle restera comme un des instants précieux de ce parcours à vélo.
Une fois arrivés au Mas d’Agenais, nous passons la nuit dans la chambre d’hôte, Le domaine de Méroc. Thomas et son épouse Véronique, propriétaires des lieux, sont d’un accueil particulièrement bienveillant. Nous dinons le soir dans un petit restaurant au bord de l’eau. Ambiance de guinguette, clientèle d’habitués et de gens du coin, l’eau sombre est cette fois mouchetée par les lumières électriques qui dessinent des petits cercles à la surface. Il suffirait de se baisser pour les ramasser comme des pièces de monnaie tombées de la poche trouée d’un géant noctambule.
Nous poursuivrons la voie cyclable jusqu’à Toulouse pendant trois belles journées au rythme lent des écluses. Le parcours artificiel du canal qui s’arrêtera à Sète, prolongé par le canal du Midi, crée un univers particulier. Nous y pénétrons comme dans une forêt éloignée charpentée principalement de platanes, de tilleuls et de chênes qui courent le long des deux rives, séparées par une grosse veine aux courbes rares, le plus souvent rectiligne. La musicalité est tout aussi surprenante, continuellement mélodieuse marquée simplement par le saut des perches et des carpes qui montent en surface pour gober un insecte ou une bulle d’air. Les chants des coucous, des tourterelles et des grives, le passage en rase motte d’une escadrille de cols verts appelés pour une mission urgente participent à créer une symphonie sans ouverture ni finale.
Sur le parcours des joggeurs, des gens seuls et d’autres cyclistes. On se croise sans s’arrêter, petit balancement de tête, «Bonjour».
Le long du canal des péniches et des petits bateaux à moteur, quelques-uns sont abandonnés ou semblent l’être. On remarque par endroit, sans doute le plus proche des villages qu’on ne voit jamais, des signes de pauvreté. Ce sont les ecchymoses d’un pays qui souffre, rien n’est vraiment déclaré mais la présence de rouille, le linge qui sèche sur un fil, un petit vélo sur le pont d’une péniche partiellement couverte de mousse, le son d’une radio qui s’échappe d’un hublot ouvert et crasseux, des personnes âgées, en couples ou seules, occupées semblent-ils à des tâches inutiles comme autant de marches à monter pour atteindre le soir et sa large porte qui ouvre sur la nuit.
Trois jeunes enfants, sur la partie supérieure d’un pont, se jettent dans l’eau en faisant semblant de faire autre chose car se jeter ainsi est interdit. D’où viennent-ils ? Comme de jeunes arbres, ils poussent et font déjà ce qu’ils peuvent pour atteindre le plus rapidement possible l’âge adulte ou considéré comme tel.
Surgissent parfois des silos à grains, des bras en fer immobiles tendus jusqu’au bord du canal pour charger en grains d’éventuelles péniches qui ne sont plus revenus depuis longtemps. Comme pour concurrencer la rondeur des silos, dans le paysage, deux immenses cheminées d’une centrale nucléaire crachent dans le ciel des nuages fins de particules d’eau. A proximité des champs de maïs, une grange du siècle dernier assise sur ses vieilles pierres, la toiture épargnée.
Quand nous arriverons dans la banlieue toulousaine, nous nous sentirons agressés par la laideur des usines et des murs tagués, sur une dizaine de kilomètres nous nous déplacerons parallèlement à une autoroute et un périphérique, le bruit des camions, du train sur l’autre rive nous sera rapidement insupportable.
Quelques heures de marche dans la ville de Toulouse. Grosse chaleur. La petite douleur au pied droit ne cesse d’augmenter ainsi que le pied. Elle devient continue, impossible à éviter.
De retour à Saint-Nom, visite aux urgences. L’entorse est évidente, le chirurgien décide de plâtrer.
Cela n’empêche, nous l’avons terminé notre circuit le long du canal de la Garonne.
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