LA JEUNE FILLE ET LA NOIX DE COCO
Il ne manque pas de récits pour témoigner de cette époque difficile marquée par la multiplication des virus auxquels se trouvait confrontée l’humanité. Les descriptions étaient souvent insupportables, l’attaque des corps, les suffocations incontrôlables, les douleurs lentes à disparaitre sans oublier les témoignages émouvants des familles obligés de se tenir à l’écart de leurs proches en fin de vie.
Les survivants ressentaient une grande solitude, incapables de se défaire d’une anxiété qui ne cessait de les éprouver malgré des combats victorieux contre l’armée des invisibles, forte de ses virus nombreux et de ses mutants.
Un récit a retenu l’attention de notre lecteur, historien de profession.
Tout d’abord il fallut élucider les mystères de l’écriture, trouver une signification aux étranges formes écrites sur des milliers de pages qui semblaient avoir été imprimées dans l’urgence avant une destruction définitive de ce qu’ils appelaient « les outils informatiques ». Le travail fut accompli par une assemblée de scientifiques, archéologues, historiens et linguistes. Théologiens, philosophes et poètes avaient été volontairement écartés de cette tâche minutieuse qui laissait peu de place à l’improvisation.
En cherchant à comprendre les mystères du monde d’aujourd’hui, notre historien procéda à l’étude des textes anciens finalement décodés et accessibles. S’il n’est pas raisonnable de tirer des conclusions définitives à la lecture d’un seul récit, celui qu’il découvrit lui permit d’entrevoir des pistes de réflexion.
Ce récit ne portant aucun titre, il l’intitula simplement : « La jeune fille et la noix de coco. »
Une jeune fille que l’auteur ne nomme pas ou seulement sous le pseudonyme de « Jeune fille » avait perdu sa famille et ses amis. Bien qu’isolée elle se sentie encerclée par une armée d’invisibles, ainsi étaient désignés les virus et leurs cohortes de mutants. Elle imagina une façon de leur échapper, de se libérer de cette menace pour ne pas succomber sous les effets d’une attaque virale irréversible. La jeune fille quitta sa maison en pleine nuit car on ne savait rien de l’étendue du champ visuel des virus, sans doute guère supérieur à celle d’un têtard ou d’une punaise. Elle prit la direction opposée au vent qui dispersait les murmures d’une mer lointaine.
Le lendemain matin elle atteignit une plage déployée sur une si grande étendue qu’elle ne put en distinguer ni le début ni la fin. A peine avait-elle posé les pieds sur le sable qu’elle remarqua au loin ce qui semblait être une cahute ou un gros ballon. Elle s’en approcha et découvrit une noix de coco géante échouée.
A ce stade du récit, l’auteur n’explique pas comment elle réussit à pénétrer à l’intérieur de la coque sans la briser de façon définitive et sans que le jus ne s’échappe et disparaisse dans l’épaisseur du sable. Il nous faut probablement imaginer qu’elle se hissa au sommet de l’armature végétale puis utilisa un coquillage dur et aiguisé comme une lame afin de pratiquer une incision suffisamment longue et large pour se glisser à l’intérieur, « en tenant dans le creux de sa main une petite étoile de mer, témoin de ses faits et gestes » précise l’auteur anonyme. Il nous explique aussi qu’il était temps qu’elle disparaisse dans le ventre de la noix car l’armée des invisibles équipait des bateaux de guerre pour traverser les océans et coloniser les continents inconnus.
Une fois plongée dans le liquide tiède de la noix de coco, la jeune fille fut à l’abri, assurée qu’elle n’aurait plus jamais froid, ne manquerait ni d’eau ni de nourriture et qu’accompagnée de sa petite étoile, elle ne serait plus jamais seule. Avant d’adopter une posture fœtale et de risquer de s’endormir dans ce paradis blanc, il lui fallut recoudre la fente ouverte à l’intérieur de la coque. Elle ne fit pas véritablement une couture car elle ne disposait d’aucune aiguille encore moins de fil mais à l’aide de ses habits qui ne lui servaient plus à rien, elle les rassembla gorgés du liquide de la noix puis les colla sur ce qui était devenu le plafond, comme une étoupe destinée à calfater imparfaitement pour permettre à l’air de circuler, ce qui ressemblait à l’intérieur d’une coque d’un navire.
Enfermée dans cet univers, pour la première fois depuis bien longtemps la jeune fille se trouva en sécurité comme autrefois lorsqu’elle jouait avec ses frères et sœurs. Plus rien ne pourrait lui arriver, elle s’endormit, la petite étoile alanguie entre les seins.
Nul ne sait combien de temps dura son sommeil. A ce propos les strates de l’histoire sont indéchiffrables, aucun marqueur, aucun cerne ne permet d’évaluer la durée du temps passé obligeant l’historien et le scientifique à n’émettre que des suppositions.
Son sommeil fut de nombreuses fois interrompues par les bruits qui venaient de l’extérieur. Le vent la réveillait lorsqu’il heurtait violemment la surface de la noix de coco géante réussissant seulement à la déplacer sur quelques mètres sans la faire rouler, comme si un étranger la poussait pour libérer le passage. D’autres fois elle entendit les conciliabules des armées d’invisibles, leurs rassemblements, des discours hostiles pour électriser les troupes au combat. Souvent elle se demanda quelle était l’origine des percussions contre la noix, des coups répétés de façon frénétique avant qu’ils ne cessent et recommencent quelques jours plus tard. Il ne s’agissait que d’un pic-vert qui s’éloignant de la forêt venait goûter l’air marin. Sur la noix de coco couraient des milliers de petites fourmis très appréciées par l’oiseau.
Elle profitait de ces réveils en sursauts pour se désaltérer avec le lait de coco, grignoter un peu de la chair blanche comme font les loirs en hibernation. Elle échangeait alors quelques mots avec l’étoile de mer qui ne répondait jamais mais se contentait d’étirer ses multiples branches en laissant échapper un bâillement.
Non seulement le lecteur attentif ne trouvera aucune information quant à la durée de l’enfermement comme nous l’avons déjà signalé mais encore moins les récits des évènements sur terre pendant cette période. Aucun témoignage ne permettait d’écrire l’histoire depuis le moment où la jeune fille décida de se protéger jusqu’à aujourd’hui. L’historien conscient de son incapacité à reconstituer les faits, ne peut qu’imaginer des scenarii, proposer des réponses tout aussi imprécises les unes que les autres aux questions qu’il se pose : comment c’est arrivé, pourquoi je suis là et pour quelle destinée ?
Mais reprenons la suite du récit, reprenons-le à une période inconnue alors que la noix de coco se trouve toujours au même endroit, on dirait enracinée dans le sable, inamovible, étrangère à tout ce qui se passe autour d’elle. Quand bien même ce calme aurait duré des milliers d’années, il fut précaire à l’échelle de l’histoire.
Les phénomènes météorologiques participaient à un bouleversement profond de la vie sur terre. L’armée des invisibles n’était pas la seule à faire supporter sur le vivant des attaques et des destructions massives. Il semblait alors que les intempéries se produisaient de façon démultipliée. Les pluies s’abattaient plusieurs mois d’affilés suivies de longues périodes de sécheresse. Ouragans et tsunamis se relayaient, les marées atteignaient des coefficients jamais enregistrés. Il n’est pas rare qu’elles ne dépassa l’indice 120 pour atteindre des niveaux supérieurs à 150.
C’est pourquoi la noix de coco géante malgré son poids augmenté de celui de la jeune fille, malgré son enfouissement partiel dans le sable, se trouva soulevée par une marée montante pour devenir un radeau à la surface des océans.
La jeune fille ne trouva pas ce changement à son goût mais ne se risqua pas à se glisser à nouveau dans la fente pour voir ce qui se passait à l’extérieur. L’étoile de mer la réconforta en lui faisant les récits de son expérience dans l’univers marin. Il se passa même autre chose de plus délicat à décrire : une sorte de dialogue amoureux s’échangeait à l’intérieur de la coquille de noix, ébauche d’une relation charnelle et mystérieuse.
Survint une tempête terrifiante, des creux d’une trentaine de mètres, des vagues s’abattaient sur la coquille provoquant un vacarme insoutenable à l’intérieur de l’habitacle puis la dérive rapide rythmée par le roulement de la noix de coco sur elle-même comme un bolide lancé dans l’espace, incapable de tout contrôle et dans l’impossibilité de suivre une trajectoire.
Le choc violent contre un récif provoqua l’ouverture de la fissure à l’intérieur de laquelle l’eau de mer s’engouffra, obligeant nos passagers clandestins à quitter leur habitat dans l’urgence. Pour l’étoile de mer ce n’était qu’un retour aux origines, c’est donc sans difficulté qu’elle retrouva ses automatismes. Quant à la jeune fille, le combat fut plus difficile et douloureux. Elle réussit à s’agripper à un rocher puis se hissa sur la terre ferme. L’étoile de mer refusant de l’abandonner colla ses petites ventouses sur le ventre rond et nu de son amie. C’est alors qu’elle écouta une protestation douce qui venait de l’intérieur, une sorte de succion d’un petit animal étrange qui se préparait à vivre.
En achevant la lecture du récit, l’historien réalisa qu’il tenait sans doute une découverte fondamentale qui expliquerait son origine et celle de ses confrères, enfin l’origine de tous les êtres qui habitent aujourd’hui la planète terre. Ce n’est pas rien, il fallait prendre son temps, ne pas franchir les étapes de façon inconsidérée.
« Si je comprends bien » se dit-il « nous possédons cinq bras sans doute à la suite de cet accouplement improbable entre la jeune fille et une étoile de mer. Nos yeux ne sont plus proéminents comme on les voit sur des représentations d’hommes et de femmes qui vivaient autrefois, mais piqués comme des clous de girofle à l’intérieur de nos crânes minuscules. Notre épiderme rugueux comme recouvert de milliers de grains de sable, c’est sans doute à l’étoile de mer, notre lointaine ancêtre, que nous le devons. Je me souviens d’avoir lu, je n’étais alors qu’un enfant, des récits de sirènes. Cette jeune fille n’était-elle pas la sirène évoquée dans nos livres, son apparence moitié poisson moitié femme, le plus souvent assise sur un rocher dans l’attente d’une naissance à venir. ».
Il se hissa sur ses cinq bras, s’approcha de la fenêtre derrière laquelle se trouvait une ligne de falaises et la mer. Le paysage derrière la vitre n’avait sans doute guère changé depuis ces périodes lointaines.
« Quelles seront les armes en possession des prochains virus » se demanda-t-il. « Aurons-nous à nouveau la chance de compter parmi nous une petite sirène pour nous sauver ? Et notre bonne étoile, se trouvera-t-elle encore à nos côtés ? ».
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