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« L’anonymat peut-être ressenti comme plaisir par l’adulte qui porte la somme de son passé, il ne peut être enduré la première fois qu’il advient lorsqu’on est enfant. »

Alexis Gloaguen, La chambre de veille.

Il est faux de croire que le passé d’un homme construit son identité. C’est tout le contraire. Plus un homme vieillit plus il devient anonyme. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose, l’anonymat. Cela ressemble à un gros sac de marin à l’intérieur duquel se trouveraient enfermés bruits et fureur. Ainsi l’homme porte son passé. Certains pour qui il serait trop lourd auraient tendance à s’asseoir sur un banc, à longer les murs pour ne pas tomber ou plus simplement à ne jamais quitter le lit. Disons que ce sont là des passés excessifs qui gâchent le plaisir de l’anonymat. De la compréhension d’avoir été, émerge le sentiment de ne plus être. Ce n’est pas une crise d’identité, c’est au contraire son extinction pour s’engager dans l’anonymat qui nous ouvre grandes les portes d’un avenir où il n’est plus nécessaire de montrer ses papiers d’identité pour avoir le droit d’y pénétrer.

Considérons le point de vue de l’enfant. Il se trouve dans l’obligation de construire son identité. L’anonymat, dans la mesure où il comprend ce que cela signifie, ne peut que lui faire horreur. S’il refuse que ses parents l’accompagnent à l’école, c’est par crainte de sentir son identité réduite par la présence de ces derniers. Ainsi l’enfant, l’adolescent, le jeune homme et l’homme édifient une identité qui leur appartient. Si l’anonymat est un territoire obscur où il nous revient d’y pénétrer nu, le passé est un habit qu’il n’est pas possible d’ôter. Il arrive que les enfants se trouvent obligés sous l’autorité de leurs parents d’imposer à leur identité une tournure qu’ils n’ont pas choisie. Il faut alors les combattre mais beaucoup n’en possèdent pas les moyens. Trop tôt pour s’aventurer dans un conflit où les forces en présence sont inégales. Mais le contraire existe aussi lorsque parents et maitres accompagnent l’élaboration de l’identité de l’enfant.

C’est peut-être à cause de ces différences que l’entrée dans l’anonymat se fait avec plus ou moins de plaisir, intervient plus ou moins tard. Une identité laborieuse est sans doute plus difficile à écarter, le sac du marin trop lourd des passions de la vie.

Il est possible que le plaisir de l’anonymat se trouve diminué par le sentiment de l’inutilité. C’est qu’il n’est pas entièrement débarrassé des scories de l’identité. S’il l’était, le sentiment d’être inutile ne pourrait occuper qu’une partie infime de l’anonymat.

Traverser le champ de l’anonymat c’est aboutir de l’autre côté. Atteindre le point le plus éloigné de notre point de départ, c’est toucher la fin. Une fois dépassée la période de l’anonymat, la fin vous accueille. Ce n’est pas vers quoi se tourne naturellement l’identité. Mais voilà, l’anonymat viendra bien assez vite, préservons le plus longtemps possible ce qui nous revient.

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