1er janvier 2021, Saint-Nom la Bretèche.

Entre les deux années, une ligne invisible sépare le temps d’avant et le temps d’après, frontière perméable entre passé et présent où nous nous retrouvons une fois le seuil traversé avec l’idée presqu’enfantine que nous allons construire un nouveau futur pour une durée incertaine, quelques heures, quelques mois enfin jusqu’à l’année prochaine qui à son tour débutera après avoir franchi la ligne invisible, et tout recommencera jusqu’à l’extinction de notre voix.
Mais aujourd’hui je distingue un signe singulier, riche de promesse pour un début d’année, le feu dans la cheminée allumé le 31 décembre a conservé ses braises chaudes jusqu’au lendemain. Il m’a suffi de souffler, d’ajouter du petit bois pour que le feu trouve un second souffle alors qu’il n’avait fait que s’assoupir une partie de la nuit. Franchir l’année nouvelle avec le feu d’hier, réactiver la flamme d’avant pour prolonger son accompagnement aujourd’hui, en quelque sorte permettre à la chaleur de se renouveler c’est un peu ce que nous nous efforçons d’être, une mèche que nous tirons une année après l’autre en conservant l’émotion devant son modeste éclairage.

Puis j’ai entrepris d’éplucher les Pink lady, devrai-je écrire Pink ladies ? J’ai considéré longuement leurs formes rondes, joufflues, fessues et leur jolie couleur rose. Huit pommes que je saisissais une par une dans le creux de la main, je me suis surpris à les caresser en imaginant la douceur féminine d’un sein ou d’une hanche. Puis de les couper en quartiers et de les caraméliser à la poêle avec du beurre salé et deux cuillères de cassonade.

Les braises qui restent vives du passé au présent sont des invitations à imaginer le futur.

2 janvier.

« Les mots sont des petits vers qu’on accroche à l’hameçon de l’âme pour appâter le bonheur. ».
La phrase s’est invitée alors qu’il marchait dans la forêt, sans crier gare comme pour apporter une étincelle à la lumière grise qui oblitérait la direction du sentier. Surpris par cette intrusion il se la répéta à voix haute pour mieux s’en rappeler. Il se dit que la phrase était un peu compliquée, cette histoire d’hameçon de l’âme difficile à comprendre mais le charme souvent n’est pas simple. Par exemple les dessins imprimés sur les ailes du Machaon, ce joli papillon jaune moucheté de noir exhibant une bande bleue noire sur les parties extérieures qu’il observait enfant, en équilibre sur une valériane, se dire que la nature aurait pu simplement tirer quelques traits pour rendre avec moins d’ostentation la beauté.
Après avoir quitté rapidement le sentier de la forêt, il ouvre la portière de la voiture et prend place sur le siège derrière le volant. Ses chaussures sont boueuses mais le temps presse. Il saisit le petit carnet et un crayon pour transcrire ce qui ressemble à un aphorisme. Un collectionneur de papillon ne ferait pas autrement, il glisserait l’insecte dans une petite boite transparente.
Une phrase que l’on retient avec ses mots ne peut pas rester longtemps en mémoire. La seule façon de la sauver est de l’écrire, on dirait « la coucher sur la feuille de papier », pour qu’elle ne cesse de respirer sinon elle disparait et il ne reste rien. C’est aussi son unique destin. Alors bien sûr il hésite, « l’hameçon de l’âme » ne serait-ce pas trop obscur ou précieux. Mais il aime bien cette façon d’appâter le bonheur, cela lui rappelle son enfance lorsqu’il partait à la pêche avec sa canne en bambou, sa boite remplie de vers qu’il avait capturé le matin dans le fumier. Glisser le vers sur l’hameçon puis l’observer se tortiller dans tous les sens, empalé sur toute sa longueur autour de l’aiguille en forme de crochet, c’est un jeu cruel. Mais combien de cruauté pour appâter le bonheur. Cette sentence qu’il a croisé en chemin comme ces papillons qui virevoltent en été, rejoindre sa collection déjà importante de toutes ces expressions glanées pendant ses flâneries. Ce n’est pas que ces milliers de mots lui servent à grand-chose, il a bien connu autrefois des collectionneurs de scoubidous et de bagues à cigares, pour quelle utilité ? Aucune.
Amorcer le bonheur, sans doute. A chacun sa manière.

5 janvier

Quelques mots au sujet de ces beaux textes que sont « La Semaison » de Philippe Jaccottet. Ecrits sous la forme de carnets, l’impression globale est un journal libre sans date précise avec pour seules informations l’année et le mois. L’auteur accroche à ses carnets des impressions fugaces, des rayons de lumière, l’observation d’une nature qui ne cesse de se transformer, s’attarde sur le chant d’un oiseau puis de temps à autres partage ses impressions en littérature, commentaires sur les œuvres qui comptent, Hölderlin, André Dhôtel, Gustave Roud, Giacomo Leopardi et de nombreux autres qu’il serait trop long d’énoncer ici. Il nous raconte ses voyages mais ils ne sont pas nombreux, l’auteur engagé dans ses errances autour de Grignan, la Drôme et le Mont Ventoux n’a guère le temps d’organiser des déplacements éloignés, l’Italie et l’Espagne demeurent néanmoins ses territoires d’adoption. Philippe Jaccottet est un aventurier de la proximité, il s’étonne de e qu’il découvre quand bien même la découverte serait ancienne, la richesse de sa plume lui permet de nous décrire plusieurs fois un arbre, une fleur ou un vallon sans se répéter.
Mon enthousiasme diminue quelque peu quand il fait le récit de ses rêves. D’abord il nous avertit, le paragraphe commence par « Rêve » et nous voilà embarqué dans un récit qui sans être inintéressant quelque fois amusant, n’a pas à mon sens le rendu lumineux de la poésie qu’il nous donne à partager. Ce n’est pas propre à l’auteur, je trouve de façon générale que le récit des rêves se fait derrière un voile, celui du sommeil, en effaçant les angles, les pics tout ce qui donne à un texte directement imaginé par son auteur, le relief chaotique ou maitrisé d’une écriture. Difficile de rapporter un rêve aussi puissant ou inquiétant soit-il, sans se défaire d’un filtre qui trouble notre perception.
La Semaison n’en demeure pas moins une belle œuvre tout comme les « Paysages avec figures absentes » peut-être à mes yeux, un de ses ouvrages essentiels.

« L’immédiat : c’est à cela décidemment que je m’en tiens, comme à la seule leçon qui ait réussi, dans ma vie, à résister au doute, car ce qui me fut ainsi donné tout de suite n’a pas cessé de me revenir plus tard, non pas comme une répétition superflue, mais comme une insistance toujours aussi vive et décisive, comme une découverte chaque fois surprenante. ».
Philippe Jaccottet, Paysages avec figures absentes.

6 janvier.

L’immédiat, l’instant, les deux mots affichent une signification proche : le temps épinglé. Il n’y a guère plus de durée dans l’un que dans l’autre, ils évoquent le saisissement, ce qui retient l’attention, tout le contraire de l’égarement et de l’errance.
Chaque jour, chaque heure apporte sa mesure d’immédiateté ou d’instantanéité.
Je me tiens derrière la fenêtre et je regarde le jardin, le bouleau plus squelettique que jamais et sa blancheur marbrée de gris. La lumière laiteuse couvre d’un voile immobile les toitures des maisons voisines, les sculptures fragiles des arbres et les esquisses lointaines, rien ne bouge. C’est l’hiver, il n’y a même pas de gelée blanche, rien ne m’est donné pour inviter à la rêverie. Pourtant à cet instant j’entends le chant éloigné d’un pigeon ramier. Il se trouve sans doute dans la partie supérieure du chêne des marais, je ne le vois pas. Curieusement, cet instant précis se répète. Au printemps, en été, en automne, il m’est arrivé d’écouter le même chant, de me sentir transporté de la même façon. Sa musicalité, ses paroles incomprises provoquent en moi un saisissement, un appétit de vivre, la quête du plaisir, ces mots sources d’élévation et de quiétude réunis à l’intérieur de l’instant quelles que soient les saisons.
Obligés de traverser cette période difficile quand la pandémie ne nous permet pas d’ouvrir nos portes, de rencontrer celles et ceux qu’on aime, de réserver une table, d’aller au concert enfin de vivre comme nous avions l’habitude, le confinement malgré tout permet d’isoler l’instant et de remercier Monsieur et Madame Pigeon de ne pas cesser d’entonner leurs refrains.

8 janvier.

J’écoute un enregistrement live de Keith Jarrett, récital donné le 2 juillet 1985 au Palais des Congrès à Paris. Accompagné de Gary Peacock à la basse et de Jack Dejohnette à la batterie, la prise de son tellement limpide me donne l’impression de m’être assis au bord d’un ruisseau qui scintille et gambade par-dessus les pierres, emportant dans sa course branches et plumes d’oiseaux. Il faut reconnaitre à la marque ECM la qualité remarquable de ses enregistrements.
Je ne tiendrai pas ici la rubrique d’un mélomane, je veux seulement témoigner du plaisir d’écouter ce merveilleux trio emporté par les qualités pianistiques et poétiques de Keith Jarrett. Une fois le bonheur d’écoute passé comme tout enregistrement live qui se respecte, il nous est donné à entendre les applaudissements et les rappels du public.
C’est ce moment précis que j’ai réalisé que nous avions changé de monde. Et me rappeler ces magnifiques concerts auxquels j’ai eu la chance d’assister que ce soit à la Philharmonie, à la Maison de la Radio, à l’Opéra ou dans les caves parisiennes, le Duc des Lombards, le Caveau de la Huchette, le Sunset et son compère le Sunside, le New Morning et quelques autres. Dans les caves tout particulièrement, nous étions quasiment assis les uns sur les autres dans une chaleur étouffante au point qu’une fois R a perdu connaissance et qu’il n’a pas été facile de la remonter vers l’air frais de la rue.
Aucun d’entre nous n’aurait imaginer porter un masque, respecter une distance, ne pas se toucher ni s’embrasser et se passer un produit sur les mains. Entendre ces rappels, me souvenir de mon enthousiasme avec le public devant des artistes que je considérais comme des géants de la musique, les superlatifs n’ont pas de limites, me rend nostalgique. Cette impression que bien souvent les concerts étaient des moments historiques, avec le temps je me dis que certains l’étaient vraiment sans trop savoir ce qu’il faut comprendre dans le mot « historique ». Barbara, Brel, Miles Davis, Don Cherry, Martial Solal, Ahmad Jamal, Claudio Arrau (premier concert de musique classique au théâtre des Champs Elysées, je devais avoir une quinzaine d’années.), Seiji Ozawa, Alfred Brendel, Daniel Barenboim et le Divan Orchestra… . Il me faut arrêter là cette énumération au risque d’ennuyer et de regretter de n’avoir pas vu Léo Ferré sur scène alors qu’il m’avait envahi de sa violence poétique. « La mémoire et la mer », interprétée « en vrai » devant des centaines de spectateurs… . L’énumération restera incomplète mais peu importe, ce que toutes ces représentations ont en commun , c’est ce qui se trouve hors programme, à la marge : le bourdonnement des applaudissements et des hourras qui vont crescendo jusqu’à taper des pieds frénétiquement comme diabolisés par la musique qui nous a transportée.
Calé dans mon fauteuil, entre deux enceintes acoustiques, je ne perds pas l’écoute d’un seul claquement de mains parmi les milliers d’autres, je frissonne de plaisir, Keith vient de jouer la dernière note de « Falling in Love with Love ». Ma joie est réelle mais je ne peux la partager.
Tant pis, un peu de silence s’il vous plait, le maestro attaque « Too Young To Go Steady. ».

9 janvier.

L’important n’est pas de rapporter un évènement aussi banal soit-il, comme un embouteillage, une conversation dans un café ou l’avidité d’une mésange quand il gèle, mais c’est d’en extraire quelque chose d’autre, de prolonger l’observation, de la tirer vers la vertu essentielle du spectacle que nous offre la vie. Nous sommes constamment entourés de ces épiphénomènes à priori inutiles qui nous encombrent mais c’est aller trop vite. Il faut y apporter de l’attention, faire en sorte de leur trouver une signification différente qui s’offre au regard ou à la perception immédiate. Vivre il me semble, ne pas se laisser porter à la surface des évènements aussi ridiculement petits puissent-ils paraitre. Il nous faut quitter la périphérie où nous sommes confortablement installés pour franchir l’apparence du presque rien pour atteindre le particulier de l’existence.

10 janvier.

Comme je l’ai écrit, c’est avec prudence que je transcrirai mes rêves. Non pas qu’ils soient honteux bien que relevant quelquefois de l’intime, impropres à l’intérêt général ; nous partageons plus ou moins les fondations qui participent à ériger un rêve. La distance qui sépare du moment où le rêve est enveloppé dans l’épaisseur du sommeil comme une noisette dans sa coquille et sa retranscription atténue considérablement sa force.
Pourtant je vais essayer de partager deux rêves simples.

Nous étions tous de la même famille, rassemblés autour d’une table. Impossible d’identifier les membres de la famille mais ils m’étaient proches. Nous étions peut-être cinq ou six personnes, guère plus. Le sujet de la conversation portait sur la maison familiale que nous avions conservée. Il serait dommage de ne pas l’utiliser pour organiser une grande réunion avec les frères, les sœurs, les cousins, les cousines, les oncles et tantes, les neveux et nièces. Nous étions tombés d’accord pour dresser la liste des invités, nous aurions probablement atteint le chiffre d’une quarantaine de personnes si l’un de nous ne s’était levé en déclarant : « De toute façon c’est impossible à cause du Covid ! » !

Le deuxième rêve me montre en pleine ascension d’un sommet tibétain accompagné d’un jeune homme que je ne reconnais pas. Je suis inquiet car nous commençons notre montée en début d’après-midi ce qui est vraiment imprudent à une telle altitude. La personne qui m’accompagne marche d’un bon pas, j’ouvre la marche et la montée aussi bien pour lui que pour moi se pratique sans difficulté. Néanmoins je suis angoissé à mesure que nous prenons de l’altitude. Je ne cesse d’accélérer le pas pour atteindre notre but en me disant que mon ami n’a pas assez d’expérience. Le rêve se met en pause : je ne cesse d’évaluer mon expérience par rapport à la sienne ce qui tourne à mon avantage mais se transforme rapidement en responsabilité par rapport à lui. Enfin nous sommes proches du sommet enneigé moins d’une heure avant la nuit. Je décide alors de ne pas aller jusqu’au bout et de commencer rapidement notre descente. Le jeune homme s’étonne, s’irrite devant mon impatience mais ne peut faire autrement que de me suivre. Déjà il fait nuit.

Je ne suis jamais allé au Tibet, je l’ai rêvé souvent. L’angoisse du retour avant la nuit est présente dans toute randonnée un peu longue. C’est pourquoi mieux vaut partir aux aurores jamais en début d’après-midi, heure à laquelle la rando devrait se terminer.
Ce sont là deux récits, deux empêchements. C’est ce qui définit le mieux notre quotidien : se trouver empêcher. L’action contrariée, jour après jour depuis bientôt un an avec il est vrai quelques bols d’air à cause de la Covid 19.

12 janvier.

Dans le beau livre de Philippe Jaccottet, « Le bol du pèlerin », sous-titré (Morandi) qui porte sur l’œuvre d’un peintre Morandi, l’auteur pointe les différentes traductions de « nature morte » en peinture. En effet « nature morte » en français devient « natura morta » en italien ce que les anglais et les allemands traduisent par « still life » et « stilleleben ». a juste titre Philippe Jaccottet nous invite à « décider de nommer, à l’allemande, « vies silencieuses » – correction valable pour celles de Morandi plus que pour celles d’aucun peintre… . ».
« Vies silencieuses » aussi utilisée en anglais, n’est-ce pas plus riche de mystères et de beauté pour un peintre de créer des vies silencieuses plutôt que des natures mortes. Cela a une autre allure que d’évoquer les grands peintres de « vies silencieuses » que sont les Flamands, Chardin, Cézanne, Braque, Picasso et Morandi bien évidemment.

Une nature morte serait une nature sans suite mais rien n’est plus faut. Le biologiste David G Haskell développe dans son livre « Ecoute l’arbre et la feuille » ce qu’il arrive au Palmetto, palmier sur l’île Sainte-Catherine en Géorgie après son déracinement consécutif à une tempête. Pendant des années, le tronc couché sur le sable non seulement donne des rejets mais se transforme en auberge espagnoles où se retrouvent la vie animale et florale, sans oublier les champignons qui ont une si grande importance dans la vie des arbres.
« Portraitiser » la vie silencieuse permet de ne pas se heurter à une fin imposée, bien au contraire elle donne à l’imagination le pouvoir d’entrevoir des issues, des aboutissements qui ne sont pas développés sur la toile mais suggérés par l’artiste. Il y a dans « une vie silencieuse » autre chose qui s’apparenterait à la porte d’une chambre, d’un salon ou d’une cuisine à demi ouverte, qui ne nous permet pas de voir la pièce en totalité mais de deviner ce qu’on ne voit pas. Dans l’apparent univers inanimé d’un tableau enfermé dans son cadre, la liberté donnée à chacun d’entre nous d’ouvrir les portes de l’imaginaire, ne permet pas d’associer la mort à la nature alors que l’observateur qui profite de cette vie silencieuse pour voir au-delà, traverse un ailleurs dont il ne gardera peut-être pas le souvenir. L’étincelle aura été allumée pour d’éventuelles suites émotionnelles que donnent ces œuvres silencieuses accrochées aux cimaises des expositions.

13 janvier.

Je marche dans la nuit éclairée par une musique : « Prestissimo, con sordino », deuxième mouvement du quatuor à cordes numéro 4 de Bela Bartok. Elle projette dans l’obscurité un rayon qui se transforme en pluies d’étoiles.

15 janvier.

Aux Etats-Unis, plus de soixante-cinq mille morts, conséquence de la guerre au Vietnam. A peu près le même nombre de victimes en France après moins d’un an confronté à la pandémie.
Quel rapport me direz-vous. Aucun si ce ne seraient les répercussions. Fin de la guerre au Vietnam , émersion de la Contre-Culture aux Etats-Unis, Woodstock, mouvement Hippie, Martin Luther King, les Blacks Panthers, le Free Jazz, Jack Kerouac, Ezra Pound, Allen Ginsberg et mai 1968.
Réveils en occident, mouvements de libération diverses initiés par une génération entre quinze et quarante ans. Qu’importe ce qu’il en reste aujourd’hui, ce qui compte c’est la capacité d’avoir mis le feu, l’imagination comme moteur d’entrainement, la volonté de repousser ou franchir des frontières supportées comme des carcans. Fin de la guerre au Vietnam, l’Amérique avait perdu la guerre, prise de conscience de la faiblesse des uns, de la brutalité des autres.
J’imagine aujourd’hui jusqu’à le souhaiter de mes vœux que les générations à venir, trouvent à nouveau la capacité de s’unifier pour construire, quitte à mettre le feu à trop de dogmes et de normes accumulés ces dernières années, dans le but de réparer ce qui depuis la pandémie s’avère des thèmes prioritaires : préservation de la biodiversité, protection des plus démunis face à un capitalisme parfois violent, acceptation de l’autre pour une meilleure façon de vivre ensemble.
Ce sont là certes de belles idées et de bonnes intentions mais une révolution « pandémique » ne pourrait-elle pas être envisagée dans la réflexion et la non-violence ? bien sûr, c’est beaucoup demander et beaucoup espérer.

19 janvier.

Ce début d’année s’avère musical, quand ce n’est pas moi qui m’installe plusieurs soirées sur le pont de l’écoute, me laissant pousser sur des flots calmes ou déchainés, voilà que les rêves une nouvelle fois s’invitent dans mon sommeil et racontent une histoire.

La nuit dernière m’est apparu le beau visage de Yannis Xenakis, on aurait dit Ulysse traversant les siècles. Il était accompagné de son fils (sic), autour d’une table nous devisions sur la difficulté de programmer des concerts pour les raisons sanitaires que nous connaissons. Néanmoins il me proposa de préfinancer le prochain concert qui se tiendrait à Budapest. Pour cela il me demanda ma participation à hauteur de 250 euros. Son fils qui n’avait pas encore pris la parole s’étonna du choix de l’endroit : « Tu comprends à Budapest, c’est risqué à cause des Turcs ! » (sic).
Fin de l’épisode nocturne.

Pourquoi Xénakis, pourquoi Budapest. Pourquoi les Turcs, peut-être à cause de la nationalité grecque du compositeur ?

En me levant je me suis souvenu de la période où j’avais découvert ce qu’on appelait alors la musique électroacoustique ou sérielle. J’avais une vingtaine d’années quand je suis allé au Club Méditerranée avec un ami dont j’ai oublié le nom. Nous étions dans les années soixante-dix, le Club provoquait le même phantasme que d’aller à Londres ou en Suède. A cout sûr nous allions nous offrir des moments inoubliables de « jambes en l’air », ce qui s’est avéré pas tout à fait faux.
Nous étions à Cefalu en Sicile, aussi étrange que cela puisse paraitre je garde davantage le souvenir des quatre ou cinq concerts/conférences qui avaient pour thème la musique sérielle. Cela se passait vers dix-neuf heures, une jeune femme d’une quarantaine d’années animait les séances. Nous étions rassemblés, sans doute guère plus d’une vingtaine car le sujet n’attirait pas les foules, dans un amphithéâtre naturel face à la mer. Assis sur des gradins en pierre, dans notre dos des enceintes de grande taille, magnétophones et tourne-disque, nous écoutions face au jour qui tirait progressivement sa révérence, des œuvres de Xénakis, Stockhausen, Varèse, Constant qui je crois me souvenir était ami de la conférencière, Ohana, Berio, Boulez, Messian etc… .

Ce fut une aventure sonore extraordinaire que je cultive toujours entre des oratorios, des symphonies ou de la musique de Chambre. Je souhaite garder curiosité et ouverture d’esprit pour me laisser embarquer dans le plaisir enthousiasmant de la découverte.
Certes le plaisir n’est pas immédiat, il est nécessaire d’éduquer son oreille comme d’apprécier un vin ou un plat. Je ne suis pas devenu pour autant mélomane mais je garde encore aujourd’hui le plaisir d’être surpris : Abrahamsen, Dufourt, Tanguy, Dusapin…

24 janvier.

« Sol Ré Do La », c’est avec ces quatre notes que Keith Jarret début le concert fleuve de Cologne le 24 janvier 1975, il y a quarante-six ans. Pendant soixante-six minutes le pianiste improvise en s’appuyant sur ces quatre petites béquilles qui deviendra pour Denis Laborde, anthropologue « La Joconde du Jazz » dans la longue histoire des concerts. Le résultat est d’autant plus spectaculaire que l’artiste avait refusé de se produire, compte tenu de la préparation imparfaite du piano de concert qui résonnait d’apprès lui comme une casserole. Je comprends aussi que deux notes étaient impossibles à jouer, je ne sais pas lesquelles.
A l’écoute de ce qu’il faut bien considérer comme un exploit technique et musical où l’artiste ne se contente pas d’appliquer ses mains sur le piano mais aussi de rythmer avec les pieds, de chantonner ou pousser des cris brefs ressemblant à des jappements, il me vient à l’idée qu’un Dieu à l’instant précis de la création du monde n’aurait fait autrement. Je l’imagine bébé joufflu, arrivé d’on ne sait où, assis à même le sol tenant fortement dans ses mains un bâton et une pierre et les cogner en suivant un rythme plus ou moins régulier sur des peaux de bêtes, des écorces, des feuilles desséchées, d’autres pierres et d’autres bâtons, ainsi dans un élan proche de la transe, créer le monde et reconnaitre après soixante-six minutes qu’il s’est bien amusé. Il aurait été plus facile pour lui d’utiliser des toiles en plastique et des morceaux de fer mais à l’époque il n’en était qu’à ses débuts : il n’avait pas encore inventé la religion et la bombe atomique, la première s’avérant plus destructrice que la seconde. Par-contre je ne connaitrai jamais les quatre premières notes qui provoqua chez l’enfant Dieu la création hystérique du monde que lui seul pourrait corriger ou bien arrêter s’il en avait envie et s’il n’avait perdu le mode d’emploi quelque part sur une planète excentrée.
Keith Jarrett avait retenu les quatre notes « Sol Ré Do La » qui résonnent dans l’opéra de Cologne pour informer les spectateurs qu’il faut rejoindre leurs places car le spectacle va commencer.
Il suffit de quatre notes.

25 janvier.

Le regard est une des expressions la plus surprenante en cette période où nous sommes dans l’obligation de plaquer un masque sur notre visage.
Il n’est pas un visage qui ne dégage une émotion.
En utilisant tous les organes qui sont à sa disposition, volontairement ou involontairement, l’individu
croisé sur un trottoir, dans un transport en commun ou dans une file d’attente devant un magasin libère une parole muette. Cette parole est exprimée par la multitude de muscles qui courent sur son faciès, par la position de la bouche et des lèvres et par les yeux. Nous avions l’habitude de lire les visages comme on ouvre un livre. Source d’interprétations les plus diverses, l’observateur avait la possibilité d’imaginer la signification de la parole muette. L’étendue de l’imagination se trouve aujourd’hui réduite à la lecture d’un livre tronqué. Qu’il était bon de se perdre dans des supputations souvent fausses mais qui ne heurtaient personne tant qu’on les gardait pour soi.
Les forces en présence se réduisent à celle ou celui qui exprime sa parole muette et à celle et celui qui lit un document qui ne lui est par forcément destiné. Entre les deux, une petite balle de ping-pong échangée indifféremment par les deux joueurs qui ne savent pas qu’ils jouent. La petite balle, je lui donnerais plusieurs noms, proches les uns des autres mais qui n’aboutissent pas aux mêmes conséquences : le hasard, la providence, l’opportunité. Je retiendrai pourtant deux exemples où la petite balle portée, lancée par les regards croisés provoque au-delà de la parole muette, une détonation tout aussi silencieuse.
Dans le premier cas, l’échange des regards, la lecture des muscles sur le visage, l’observation des lèvres poussent avec plus ou moins de force, séduction ou coup de foudre, la porte du dialogue amoureux.
Dans le deuxième cas, les mêmes forces aboutissent à un constat partagé par les deux êtres en présence, l’impossible échange des solitudes. Tout aussi silencieux que la découverte du sentiment amoureux, la solitude est un éloignement de l’autre que le visage exprime avec justesse.

Le visage masqué, s’il dissimule les deux tiers du visage en nous privant d’autant d’informations, souligne fortement le regard au point qu’il ne nous est guère possible de l’éviter à moins de marcher tête baissée ce qui n’est pas mon cas. Au risque de paraitre inconvenant vous l’avez sans doute compris, j’aime lire les visages, tous les visages.
Aujourd’hui il ne m’est donné à lire que des regards et cela reste passionnant. J’évoquais l’idée d’un livre tronqué mais il faudrait plutôt se rappeler les œuvres inachevées telle que la neuvième symphonie de Schubert ou des tableaux de Léonard de Vinci ou de Cézanne. Mon délire imaginatif ne sait plus où donner de la tête, sans faire de jeux de mots, car il se doit de tout redessiner : le nez, la bouche, les lèvres, la courbe du menton et le grain de la peau.

C’est incroyable ce que je trouve les gens beaux !

Uniquement avec le croisement des regards, les paroles muettes peuvent être échangées : les mots de l’amour, les mots des solitudes. La petite balle continue de se transmettre de l’un à l’autre mais les échanges sont plus rapides, aucune parole muette ne doit être manquée car elle n’est prononcée qu’une seule fois, par le regard uniquement.

27 janvier.

Vers six heures ce matin, noirci des pages du carnet. Début d’un récit qui raconte l’histoire d’une jeune fille et d’une noix de coco. Curieux de se réveiller avec ces images dans la tête et le besoin de les transcrire. On verra bien ce que j’en ferai mais je ressens le plaisir du travail à accomplir. Parce que ce n’est pas banal l’histoire d’une jeune fille et d’une noix de coco.
A suivre.

28 janvier.

– Doit-on ressentir une certaine vulgarité à se confier ?
– Cela dépend de celui qui écoute. L’écoute peut être vulgaire, celui qui se confie peut ne pas être entendu de la bonne façon.
– Les propos doivent se situer à hauteur d’écoute.
– La vulgarité de celui qui se confie peut être ressentie si la personne auprès de qui il se confie, n’est pas à la hauteur de l’écoute. Se confier c’est émettre des propos de nature diverse, du murmure jusqu’au hurlement.
– S’il t’arrive d’entendre un chien hurler à la mort, tu réagiras en ton âme et conscience.
– Si tes propos sont comme les hurlements du chien, celui qui écoute fera appel à son âme et conscience. Ou pas. Je le répète sa réaction dépendra de sa hauteur d’écoute. C’est là que se situera ou pas la vulgarité.

30 janvier.

Quand il lance son crâne vers l’arrière, il éprouve la sensation que sa boite crânienne est remplie d’un liquide. Mais pas complètement, ce qui explique le petit bruit de clapotis qu’il entend quelque fois. Quand il remet sa tête droite, la sensation est la même et le liquide se déplace comme à l’intérieur d’une dame-jeanne à moitié pleine.
Il conclut que sa tête est à moitié pleine et trouve enfin l’explication à ses pensées qui peuvent être pleines ou vides. Cela dépend. Mais de toute façon elles sont imparfaites. La perfection serait de mettre un peu de vide dans le plein d’une pensée ou bien un peu de plein dans le vide. C’est selon.

31 janvier.

Se rencontrer, se pénétrer, se multiplier puis se fragmenter comme des météores lancés dans la nuit, poursuivant une course hasardeuse et frénétique. S’éloigner alors que nous tendions les bras, jusqu’au bout des doigts pour ne pas perdre le contact, garder l’éveil grâce au toucher, grâce au placement de nos voix et l’élaboration de nos discours mais en vain. Finalement se perdre dans l’océan nocturne, le vide intemporel jusqu’à n’être plus rien.
Alors je ressens le vertige de celui qui n’a su prendre de la hauteur, le vertige de la non-élévation, celui qui part du bas, pénètre à l’intérieur du corps, prend toute la place comme une tumeur et m’étreint, m’enserre, me lie comme l’attache qui encercle une botte de foin. Le vertige du bas qui vous plaque à même le sol, solitaire et démuni. A peine prendre le temps de se demander pourquoi, déjà le soleil s’éloigne à la recherche d’une autre nuit.
Le vertige de celui qui se regarde en creux.