MARS 2021

2 mars 2021, Saint-Nom la Bretèche.

A dire vrai, je ne sais s’il faut remercier Philippe Le Guillou de nous faire partager ses admirations littéraires depuis « les racines du roman » jusqu’aux publications actuelles dans son livre « Le Roman inépuisable », sous-titré « Roman du roman » aux éditions Gallimard. Je pose la question car malgré ses 432 pages, l’ouvrage est vraiment trop court alors qu’on souhaiterait qu’il nous propulse une bonne cinquantaine d’années plus tard et encore après, pour connaitre les grands auteurs qui sont à venir et les bonheurs de lecture qui, quoiqu’il arrive, ne cesseront de nous envouter. Il sera en partie excusé car il n’avance pas masqué, en effet le Roman inépuisable est inépuisable.
Dans un demi-siècle je ne serai plus capable de lire grand-chose et sans doute que l’auteur lui-même ne nous fera plus partager son enthousiasme. Ce livre se lit comme un roman car Philippe Le Guillou nous tient en haleine, d’une période littéraire à une autre, la question est de savoir quels seront les auteurs qu’il retiendra. Mais je le répète, malgré mon admiration il nous abandonne au milieu d’une histoire qui n’a pas de fin. La frustration est grande de se dire que décidément on n’a pas tout lu et d’imaginer que dans un siècle il existera d’autres auteurs, des grands, des Quignard, des Modiano, des Ernaux, des Tournier, des Gracq etc … et qu’il ne nous sera pas possible de les lire.
(C’est quand même ballot de faire ce passage sur terre et de n’avoir pas lu TOUS les livres. La prochaine fois, je songerais à m’organiser un peu mieux.).
A la soixante-cinquième page le ton est donné et ne faiblira aucunement jusqu’à la fin de l’ouvrage :
« …la littérature demeure affaire d’emballements et d’anathèmes, et finalement qui s’en plaindrait. Il n’est de vraie critique que passionnelle, libre, subjective, emportée. La littérature n’est pas le lieu des tièdes, des timorés, des amateurs de tisane et de décoctions insipides, elle est le lieu des affirmations, des élections, des élans et des embrasements. ».
Dommage que l’éditeur ne nous ait pas gratifié d’un index des auteurs cités en fin d’ouvrage.
Puisque nous ne pouvons inventer les auteurs futurs, Philippe Le Guillou serait bien inspiré de nous livrer un nouvel opus qui s’intitulerait « La Poésie inépuisable ». Le sujet est aussi vaste que le thème du roman et le lecteur de la même façon ne restera pas insensible à son enthousiasme.

3 mars.

Les trains, les gares, gare de Lyon, le Train bleu et son décors néo-baroque, les destinations au départ de la gare de Lyon, la Méditerranée, les Alpes, le Centre, encore plus loin l’Italie… .
Prendre un ticket pour se rendre dans une ville connue ou inconnue. Se déplacer jusqu’au dernier kilomètre, au-delà le ticket n’est plus valable en reprendre un nouveau, de villes en villes, traverser des pays, franchir des frontières, se laisser porter d’un train à un autre sans jamais s’arrêter vraiment ou pour un temps court, quelques jours seulement dans une ville avec ses bruits et ses gens, s’efforcer de tout retenir et repartir avant de se sentir ceinturé par d’invisibles filets. S’enfoncer dans les territoires, rêver qu’on atteindra ce « pays où l’on n’arrive jamais ».

Corseté dans mon costume, mon seul voyage a été longtemps de choisir une cravate, de prendre au hasard en imaginant que là commence l’aventure, une chemise, une paire de chaussettes… .

Alors qu’il n’y avait pas encore d’écrans sur les bureaux, d’outils informatiques qui le permettait, je noircissais des feuilles de route pour un bateau qui s’appelait le Cetra Vela ou le Cetra Cassiopea. Manuellement sur une feuille prévue à cet effet, je renseignais la capacité du navire, 20.000 ou 50.000 tonnes de charge utile, le port de chargement, le port de déchargement, la distance nautique qui les séparait, la durée du voyage en fonction de leur vitesse pour déterminer un coût et conclure sur l’attractivité commerciale ou pas d’exécuter ce voyage.
Les bateaux avaient alors remplacé les trains. En fonction de la demande, je partais en voyage. Le nom des ports résonnait en moi comme autant de trappes qui s’ouvraient et se fermaient alors que nous étions rassemblés autour d’une grande table de travail dans un local traversé des cliquetis des télex à bandes.
L’informatique est arrivée avec ses écrans, ses calculs automatiques, ses statistiques et les rapports quotidiens du marché. Il n’était plus possible d’oublier la traversée du canal de Suez pour se rendre de Gênes à Singapour non plus que de faire une erreur sur le tirant d’eau d’un port en Mer noire. Inutile de tourner les pages du Lloyds Atlas à la recherche d’un petit port militaire dans l’ex URSS que de toute façon je ne trouvais pas car il était tenu secret, de chercher dans un gros livre la distance en miles qui séparaient un port d’un autre, les frais portuaires, le prix des carburants, les données sont désormais concaténées comme disent les informaticiens, dans un calcul énigmatique, tronçonneur impitoyable des rêves.

Il m’arrive encore d’imaginer de prendre un train à la gare de Lyon, sauter dans le premier en partance, qu’importe la destination, « partir sans laisser d’adresse », cendres des rêves adolescents quand je me croyais détaché de tout, affûté pour de merveilleuses aventures qui m’emporteraient jusqu’aux étoiles sans penser que le retour serait improbable.
Ma préférence va aux bateaux et aux trains, l’avion s’avère souvent compliqué, trop d’attentes, des chaussures à ôter pour passer la douane avant de se trouver enfermer dans une coquille métallique bruyante et inconfortable. Je l’ai souvent utilisé car il m’était impossible de trouver le temps de prendre un bateau pour aller en Corée, au Vietnam et ces territoires limitrophes non plus que de traverser l’Atlantique vers le Nord ou vers le Sud.

Par-contre depuis mon enfance, je n’ai jamais abandonné les livres. Ils sont nombreux les voyages qu’ils m’ont donné à parcourir; pour certains la lecture achevée, je n’en suis pas encore revenu. S’ils vous arrivaient de perdre mon adresse, ouvrez un livre, dans un petit coin vous m’y trouverez peut-être.

4 mars.

Je viens d’écrire la dernière phrase qui conclut « Les Petits Territoires 2 ». Je ressens une sorte d’abandon, comme une conversation qui s’achève trop rapidement en me donnant l’impression de n’avoir pas tout dit. La partie créative est terminée, le plus important reste à faire : la correction.

6 mars.

Il est un verbe qui pour certains informaticiens est synonymes d’actions et de maitrises, le verbe concaténer. Ils deviennent ainsi les créateurs de quelque chose d’imprévisible, soudain et merveilleux, le produit de leur concaténation.
A titre d’exemple, il m’a semblé comprendre que mélanger, ne prononcer jamais ce verbe, ignorant ! Donc de concaténer des tomates avec du nutella, du ris de veau, un peu de poisson fumée, des girolles à la vanille, une banane pour lier et quelques débris de noisettes, pistaches et grains de poivre concassés, vous obtiendrez un résultat épatant APRES concaténation.
Il faut être prudent dans le choix des mots. Comme nous l’avons dit il ne s’agit pas de mélanger encore moins de malaxer, rassembler, touiller, mixer, fusionner ou associer mais de concaténer. Il est toujours désagréable de se sentir un peu « à côté des choses importantes de la vie » et de devoir recommencer à apprendre à lire, à écrire tout comme je me suis senti obliger de réapprendre à photographier avec l’apparition du numérique. Vous me direz que devant notre capacité à franchir ou pas ces étapes, on identifie les vifs d’esprit. J’assume ne pas dépasser un certain niveau de médiocrité.
Donc nous voilà encerclé d’armées de « concaténeurs » qui n’ont que peu de rapport avec celles et ceux qui cancanent, quoique. Ils habitent « l’écran noir de mes nuits blanches » chante Claude Nougaro, ne se gênant pas pour concaténer mes amours et me faire la leçon.
Concaténons donc, il en restera toujours quelque chose.

8 mars.

Des chênes pour reconstruire la cathédrale Notre-Dame.
La sélection des plus beaux chênes de France a commencé. Ils seront utilisés pour reconstruire la flèche de la cathédrale détruite par le feu. En lisant l’article dans le journal La Croix du 8 mars 2021, j’apprends que les arbres doivent présenter un diamètre supérieur au mètre pour obtenir des pièces de vingt mètres de long. Un millier de chênes sera nécessaire pour la reconstruction de la flèche, du transept et des travées adjacentes. Un millier d’arbres, certains atteignent les deux cents ans, plantés au début du XIXème siècle.
1821 année de naissance de Charles Baudelaire et de Gustave Flaubert. Année d’exception pour la littérature française, si jamais dans le millier de chênes sélectionnés il se trouvait, ne serait-ce qu’un Baudelaire ou un Flaubert, assurément la flèche de Notre-Dame de Paris aura belle allure. Aucun des deux n’a jamais fait preuve d’un profond catholicisme mais leur présence autrement et hautement spirituelle apportera à la religion une singularité toute particulière. C’est autre chose que d’imaginer Verlaine et Rimbaud au Panthéon. Ne faudrait-il pas suggérer de graver dans la charpente quelques citations bien choisies de nos auteurs classiques. Par exemple je retiendrais volontiers l’extrait de la correspondance de Flaubert, 18 février 1859 à Mademoiselle Leroyer de Chantepie : « Il faut avoir le tempérament robuste pour monter sur les cimes du mysticisme sans y perdre la tête. ».
J’emprunterais à Baudelaire qui n’aurait certainement pas imaginé se trouver fêter au sommet de Notre-Dame, ces quatre vers extraits de « La Mort » dans Les Fleurs du Mal :

« O Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons ! ».

Aussi près du bon Dieu, ces vers pourraient être murmurés par le chêne qu’on abat, sa dernière prière avant que de plonger dans l’au-delà.

Mon intention était de m’émerveiller devant cette translation inhabituelle de passer de la terre au ciel alors que nous sommes le plus souvent obligés de « redescendre sur terre ». L’homme extrait de la terre l’arbre pour le monter au ciel. J’ai toujours pensé que les chênes possédaient des secrets, les choisir pour ériger la charpente de la cathédrale n’est sans doute pas dû au hasard. Nous ne savons décidemment rien des relations qui existent entre Dieu et les chênes et ce depuis fort longtemps.

9 mars.

Une autre raison de m’émerveiller m’ait donné par la (re) lecture d’Astérix en Corse.
Jusqu’alors je n’avais pas réalisé à quel point l’emploi du temps d’Ocatarinetabelatchitchix (non, Monsieur le correcteur automatique de fautes, je ne fais pas d’erreur.) était à ce point réjouissant. Page 12 il explique sa vie quotidienne au patibulaire centurion romain: « Il est tard romain. Si je fais pas la sieste maintenant, je n’aurai pas le temps de la faire avant de dormir. ».
Ce programme me conviendrait assez bien si je ne sais pourquoi, assis sur un ressort invisible, je n’avais à ce point la bougeotte. Quel bonheur ce doit être de jouir de la sieste pour aller dormir ensuite. Sans doute notre ami corse doit intercaler entre les phases de sieste et de sommeil, des petits repas légers à base d’olives, de fromages de chèvre et de quelques charcuteries.
Nous continentaux, dormons et c’est tout. Le Corse distingue deux activités: la sieste et le sommeil. La première est sans doute le repos bien mérité après une matinée de labeur corse, le repos n’interdisant pas la vigilance. Elle se déroule à l’ombre.
La seconde est un véritable sommeil comme nous le connaissons qui s’effectue la nuit. Le Corse s’est alors départi de sa vigilance, il est sans arme emporté par un sommeil profond, balloté par des rêveries et des cauchemars corses.
A dire vrai la vie d’un Corse est probablement épuisante, passer ainsi de la sieste au sommeil ne va pas de soi et nécessite sans doute des bains de mer ou des rasades de liqueur de myrte pour s’échauffer, comme font les footballers, avant d’entamer le match de la sieste ou du sommeil.

10 mars.

Mr Le Guillou, excusez pour mon esprit d’escalier mais l’idée me vient à cause des chênes de deux-cents ans qui vont être transformés en charpente pour la cathédrale. Rappelez-vous, Baudelaire et Flaubert sont nés en 1821. Pensez-donc nous sommes en 2021, si l’histoire devait se répéter sans doute que dans votre rue ou dans la mienne sont nés ou naîtront deux génies de la littérature. Le problème c’est que dans une trentaine d’années nous ne serons plus là pour les découvrir.
Cette réflexion me donne le vertige, tous ces livres que nous ne lirons pas. Je dois émettre un souhait. Que le bon Dieu s’il existe me réserve un petit strapontin pour me permettre de regarder du côté de la vie et de lire les auteurs à venir, les Flaubert, les Baudelaire du XXIème siècle et pourquoi pas les suivants.
Mr Le Guillou, il est véritablement inépuisable votre roman du roman.

11 mars.

Axel Kahn, je le vois sur le petit écran et je l’écoute.
Plus je le regarde plus je vois son père, Jean Kahn qu’on appelait alors Monsieur Jean Dessertenne, son nom d’emprunt pendant la résistance.
Son père était alors le directeur d’un établissement privé avenue de la Bourdonnais à Paris, l’école Godéchoux. Si le nom prêtait quelquefois à la moquerie, c’est sans doute le seul endroit dans mon bref parcours scolaire où je me suis senti heureux. Les personnalités conjuguées de Jean Dessertenne et de Jacques Pittet, mon professeur de français, m’offraient une réelle écoute et n’étaient pas avares d’encouragements. Sans exagérer mes aptitudes d’alors, je crois les avoir séduits par la qualité de mon travail littéraire qui certes n’était pas sans défauts, à la hauteur d’un bonhomme de quinze ans.
Axel Kahn a le même geste nerveux qu’avait son père de se toucher l’extérieur du nez, sa diction est comparable et dans son regard je retrouve celui de Jean Dessertenne. C’est en l’observant que les souvenirs reviennent. Ce n’est pas sans émotion d’être le témoin d’un transfert d’intelligence et de sensibilité d’une génération à l’autre, de se retrouver séparés par un écran, en empathie avec la personne interviewée.
Jean Dessertenne et Jacques Pittet avaient fait tout leur possible pour convaincre mon père que je devais suivre un enseignement littéraire. Mais ils n’ont pas su plier le scientifique qu’il était.

L’école Godéchoux dans les années 68 était un petit laboratoire d’expressions libres mais qui n’était pas sans rigueur. La direction et les enseignants ne nous lâchaient pas la bride et je ne me souviens pas de grandes périodes de grèves. Mon professeur d’allemand que j’appréciais beaucoup, homme qui devait avoir déjà une soixantaine, un peu fort et dont j’ai malheureusement oublié le nom, m’avait initié à la découverte du Romantisme Allemand. Nous en discutions quelque fois en dehors de l’enseignement de la langue. Il partageait l’amitié avec un jeune homme, un peu joufflu, un peu rouquin qui dégageait quelques fois l’odeur de transpiration des barricades, Daniel Cohn-Bendit qui s’invitait à la fin de ses cours pour discuter de la situation grave de mai 68.

Un matin alors que nous l’attendions, notre directeur Jean Dessertenne n’est jamais arrivé. Il avait décidé de mettre fin à ses jours. Ce souvenir me touche encore profondément et l’effarement que nous avions ressenti ce 17 avril 1970 m’est resté comme un épisode confus où se mêlaient courage et abandon.
Jean Kahn Dessertenne avait publié un ouvrage aux éditions Arfuyen, « Matière du temps ». J’avais à l’époque annoté les extraits suivants :

« La Connaissance n’est vraie qu’en rédemption. »
« Les fruits poussent du côté d’une absence. Et pourtant là aussi je suis. ».

12 mars.

Je poserai toujours un regard étonné sur les gens de la rue, sur le parc et la rivière, sur la lune et les étoiles ne cessant d’être surpris de me trouver là. Incapable de ralentir ma course, voler je le voudrais bien mais au fil des années les pesanteurs de toutes sortes s’accumulent comme des strates, les strates des années qui s’empilent les unes sur les autres, pages d’un livre qui n’en finit pas d’être écrit.
Mon regard s’arrête sur deux enfants qui courent et se poursuivent: soudainement je me sens apaisé. C’est peut-être cela l’envol qui débute par l’initiation à la légèreté.

13 mars.

L’expression souvent employée dans l’association où je suis bénévole, est « le savoir être. ».
Utilisée pour une population éloignée de l’emploi, certaines personnes ne possèdent pas ce fameux « savoir être.». C’est une belle formule et je n’ai nullement l’intention de m’en moquer ni de la critiquer malgré sa résonnance moralisatrice, un peu XIXème siècle, un peu poussiéreuse. D’autant moins qu’elle contribue à limiter les égarements et les excès de certaines personnes qui, pour de véritables raisons ou pas, se sentent délaissées.

Mais « savoir être », qu’est-ce véritablement ? Si je consulte avec méthode les composants du savoir-être, je me trouve immédiatement confronté à une normalisation de l’individu en fonction de ce qu’il faut bien considérer une conformité sociale. Le savoir être est attribué à la personne qui possède la capacité d’épouser les attentes d’une autorité ou d’un décisionnaire, ce qui revient à peu près au même. Utilisé dans ce sens et dans ce contexte, « savoir être » est un certificat de bonne conduite. C’est à la fois beaucoup et peu.
La conception qu’on est en droit de se faire dans notre fonction « être » dépasse largement le savoir. Nous passons plus de temps à apprendre à être qu’à conclure qu’on le sait. Notre attente individuelle, nos échafaudages personnels pour tenter d’être, ne nous autorise jamais à savoir si l’on est, encore moins à appliquer des modes d’emploi pour être. C’est pourquoi je trouve un peu désuet l’utilisation du « savoir être » quand on l’aborde autrement que dans son implication sociale. Pourtant il me semble tout aussi nécessaire de « savoir être » quand nous nous trouvons face à notre conscience, notre sens moral et la foi qui nous anime.
Jusqu’à ce qu’un jour nous atteignons la bifurcation où il nous sera recommandé de « savoir n’être pas ».

14 mars.

En écoutant les trois premières symphonies de Charles Ives, je suis assommé par l’ennui. La quatrième symphonie est une énigme acoustique réjouissante. Composée entre 1910 et 1916, le deuxième et quatrième mouvement sont d’une modernité surprenante.
Les trois premières symphonies sont alourdies par des influences allemandes, Beethoven, Brahms, Schubert combinées à des thèmes folkloriques américains, de l’utilisation d’accords trop voyants résulte une suite de placages mal imbriqués les uns dans les autres.
Ses compositions pour orchestres réduits sont plus intéressantes, tout particulièrement le dernier mouvement de Orchestral Set N°2 intitulé « From Hanover Square North, at the End of a Tragic Day. ».

Maki Ishii né en 1936, sa composition pour orchestre Füshi, Gestalt des Windes, m’emporte dans ses vents. Le compositeur utilise les instruments de l’orchestre de façon dynamique, le vent incontournable se déplace plus ou moins rapidement, avec plus ou moins de violence au milieu des cordes et des cuivres soutenus par une densité rythmique qui provoque murmure et hurlement.

15 mars.

Jamais je n’avais passé autant d’heures à la maison. A me demander ce que je faisais autrefois et m’étonner que malgré mes enthousiasmes culturels, je commence vraiment à trouver le temps long.
Une fois terminée une trop longue période d’obligations professionnelles, je m’étais précipité dans les musées, les promenades dans Paris, les conférences, les cinémas, les théâtres et les concerts. Enfin une véritable vie de bourgeois retraité animé de l’unique volonté d’apprendre et d’admirer. Retrouvée l’écriture que je n’avais jamais totalement laissé de côté, des heures désormais je lui en offre sans compter, rarement je l’utilise pour me plaindre ni pour batailler. Elle me rend heureux et calme, elle participe au bonheur simple qui ne nécessite aucune dépense particulière, loin des rencontres affectées et de la quincaillerie bourgeoise et superfétatoire. Ecrire et marcher, écouter et photographier, cela me suffit bien. C’est même déjà beaucoup. Ecrire dans un carnet, marcher sur un sentier, ce sont là mes fêtes que je souhaite quotidiennes.

J’ouvre par hasard un vieux livre de poche, les pages sont jaunies, encore le prix à l’intérieur :
2 francs 50. « Paris est une fête » d’Ernest Hemingway.
Depuis bientôt un an Paris n’est plus une fête. Le temps merveilleux des années 20 semblait déjà lointain en 2019 mais depuis c’est devenu une époque de science-fiction. Le jeune auteur âgé de 23 ans aujourd’hui n’arpente pas Paris dans la réjouissance d’une fête. Sans doute écrira-t-il un livre de souvenirs dans quelques années où il évoquera les cafés et les cinémas fermés, les rencontres difficiles et les avenues vides. Impossibilité de trouver des petits boulots, difficultés financières, files d’attentes devant les distributions alimentaires rythmaient sa vie quotidienne.
Quel sera le titre de son ouvrage, je n’ose l’imaginer.

1920, les années folles, les masques servaient à se déguiser pour la parade.
2020, les années virales, les masques servaient à se protéger.
1920, les rencontres et les effusions dans les bars, les bals dans les rues, la vie de bohème.
2020, la crainte du contact, le compte à rebours après une rencontre. Se dire que l’on prend un risque en nous rassemblant à plus de trois ou quatre.

Mais avoir vingt ans en 1940… .

Paris était une fête. La fête reviendra assurément. Les jeunes de vingt ans auront perdu un an ou deux. On pourra toujours dire que d’autres au même âge ont connu la guerre, que les hommes jeunes en temps de paix ont passé au minimum une année au service militaire etc… .

Cela n’empêche si la durée de vie se rallonge, le temps est toujours aussi compté.

16 mars.

Participation au Comité d’environnement de mon village.
La réunion se tient en vision conférence.
Lorsque nous abordons les thèmes de la biodiversité et tout particulièrement la faune et la flore, une petite coccinelle se pose sur mon clavier. J’en informe le groupe qui doit me prendre pour un huluberlu. N’empêche que mon attention s’est portée sur les déplacements de la petite bête rouge à points noirs. D’un coup d’ailes, elle s’est posée sur la lettre Y puis sur la lettre J et la lettre O pour finir sur la touche « entrée » puis elle a disparu.
L’écriture automatique chère aux Surréalistes venait de se trouver détrônée par l’écriture aléatoire chère aux coccinelles.
Difficile de suivre une réunion à quinze quand une coccinelle s’invite sans prévenir.
Enfin j’ai retenu qu’une dame souhaitait que le parking devant le cimetière soit mis en zone bleue. Il semblerait que le parking est toujours complet, que des voitures stationnent plusieurs jours alors que « le cimetière est vide » a-t-elle répété à plusieurs reprises.
Cette dame n’a pas bien regardé car moi je sais que le cimetière est plein. La politique, c’est vraiment compliqué.

17 mars.

« Quelle chance d’avoir un mari bricoleur ! », j’ai souvent entendu ce propos admiratif et envieux. Je dois le prendre à mon compte car je ne suis pas bricoleur, conscient de l’imperfection qu’est la mienne. Donc il est important de l’annoncer clairement de façon à ne décevoir personne, les dames tout particulièrement.
Quand il m’arrive de saisir une perceuse après l’avoir longuement cherchée dans un coin du garage ou sous une pile de valises, la maison devient silencieuse. Les enfants se retirent dans leurs chambres, R fait semblant d’être « terriblement » concentrée devant son écran pour régler une équation insoluble.
Tout d’abord il me faut beaucoup de temps pour trouver la mèche qui semblerait correspondre à la dimension du trou que je veux percer, à réussir à la fixer sur l’engin d’une lourdeur extrême puis finalement à me tenir droit comme un « i », solide sur mes deux jambes, face au mur enfin prêt à forer (dans le mur).
Ma préparation psychologique commence quelques jours plus tôt jusqu’au moment fatal où elle devient paroxystique. Je prends mon souffle, je le reprends et je vise. Je vise, je vise ? Non, je localise très précisément l’endroit où je devrais percer. Il s’est déjà passé une demi-heure avant d’atteindre cette étape. Il se passera encore une vingtaine de minutes avant d’exécuter l’acte fatidique : percer le mur. Je vous fais grâce des grognements, quelquefois des éructations verbales bref de toutes ces grossièretés qu’un homme angoissé devant la tâche à accomplir est capable d’exprimer.
Se présentent alors plusieurs cas de figures aussi difficiles à résoudre les uns que les autres :

  • La mèche rencontre un morceau de bêton armé. Impossible de creuser.
  • La mèche s’enfonce trop vite et traverse le mur. Cela m’est arrivé pour accrocher un tableau. Notez que c’est une façon d’attacher sur le mur deux tableaux, un de chaque côté. Manque de chance dans ce cas, l’autre côté était la cuisine.
  • La cheville est trop petite ou trop grande pour entrer dans le trou. Evidemment je ne possède jamais la cheville de taille adéquat.
  • J’ai mesuré le mur de façon incorrecte, le tableau se trouve trop haut, trop bas, de toute façon mal centré.

Conclusion : Nous possédons de nombreux tableaux. Ils sont dans les placards et les murs sont vides. J’utilise une perceuse guère plus d’une fois tous les quatre ans. Je contribue ainsi à maintenir la quiétude familiale.
Deuxième conclusion : D’accord je ne suis pas bricoleur mais je m’enorgueillis de posséder de nombreuses qualités que la modestie et la pudeur m’interdisent de nommer ici.

18 mars.

« On essaie d’garder l’amitié. Alors on s’appelle, non, on s’envoie des textos. Avec un peu d’courage on sort de chez soi prendre un café froid devant un café fermé pour la cause. Le café y a qu’à l’mettre dans un thermos, rejoindre d’autres qui s’regroupent autour d’une table à carreaux, à même l’trottoir, devant l’même café qu’à réouvert le temps d’un instant, histoire d’pas perdre la main et d’prendre deux ou trois sous dans la poche du passant. Même vu un flic s’arrêter, prendre le café, rire masqué.
Mais ça c’est quand on a encore un copain avec qui partager. Après on se lasse, l’copain vient pas toujours, quelque chose d’autre à faire. Savais pas qu’y pouvait faire tant ce gars-là. A force d’pas savoir, on perd l’amitié. C’est un truc qui peut tuer, d’perdre l’amitié. Y a pas qu’la réanimation. On en parle jamais parce que l’amitié, c’est pas couché qu’ça se traite, c’est debout. Amitié-café-s’rencontrer-s’palucher, ça rime. Impossible de les séparer… .
Voilà alors y en a assez. Sais plus trop où aller et quand on y va c’est masqué, rien qu’les yeux dehors pour voir où mettre les pieds. Le verre de l’amitié, mon cul ! Plus rien à partager. Des textes parfois. Tiens le dernier reçu c’matin à huit heures : « M nous a quitté cette nuit. ». Encore un avec qui j’prendrai plus un café. Il aimait le jazz. Ca faisait des conversations.
Bon faut que j’te quitte, ma moitié m’attend devant BFMTV. Elle attend la nouvelle qu’le virus il est barré. J’lui dis mais arrête donc d’regarder la TV, ça te fais pas du bien et puis pendant c’temps on peut pas causer. Elle entend rien. A se demander si je dois pas casser la TV ou ma poupée. Autrefois avec le copain on en aurait discuté. Mais maintenant plus rien sert à rien, encore moins d’causer. J’veux pas te ret’nir, t’as fini ton café. Tu r’viens pas demain ? Bon oui c’est vrai faut pas exagérer. Dans huit jours on verra bien si on est contaminé. Salut mon gars ! ».

20 mars.

Il n’est pas anodin de se dire le matin en se levant : « Elèves-toi ! ». C’est après que ça se complique comme de passer le porche d’entrée de l’église en imaginant d’aller prier. Ce n’est vraiment pas simple.

22 mars.

Il faut faire attention , tu ne te promènes pas dans une fête foraine, les pensées avides de jeux et de plaisir comme tu pénètrerais sous la coupole merveilleuse de l’écriture. Cela nécessite que tu retiennes certains mots, que tu ne les libères pas sans contrôle dans un habillage vulgaire. Si tu te trouves là, ce n’est pas par hasard ni parce que tu serais, pour une raison ou pour une autre, meilleur. Non, tu es tout simplement quelqu’un qui a poussé une porte sans numéro, sans nom, une porte muette qui sépare les mots de ce que tu es véritablement. Il te fallait bien la pousser et t’inviter dans l’immense salle des mots qui n’est pas un musée. Car si tu pensais entrer dans un musée, tu ne pourrais continuer le jeu avec les mots pour t’efforcer encore une fois de te définir, de quitter ton anonymat.
Trop souvent sous la coupole merveilleuse des mots, tu parles sans savoir. Tu choisis toutes les directions sans en prendre une, tu te déconstruis en croyant qu’avec le temps, un peu de persuasion, le goût de la ruse et du combat, tu serais capable de t’élever, de t’éloigner définitivement de la rue et des autres pour irradier dans ce que tu penses être le silence métaphorique de la vie.
Certes tu n’as pas tort d’essayer.
Certes cela nécessite de prendre le temps au risque de le perdre mais si tu ne fais pas le pari autant retourner à la fête foraine. Il s’y trouve des guichets, des concours, des jeux de chance et de hasard, d’ingéniosité et d’illusion. Des artifices de mots qui crépitent incandescents dans l’approximation d’être soi.
Je répète, fais attention à ne pas tout mélanger.
La raison de vivre se trouve rarement à l’endroit où elle s’impose. Il existe d’autres lieux que tu n’as pas encore franchis, que peut-être tu ne franchiras jamais mais c’est sans importance. Ce qui compte, penser l’avoir atteint alors que tu n’y es pas. Tu ne l’atteindras jamais si tu ne cesses de prendre la direction qui mène vers autre chose que tu qualifies maladroitement d’ « ailleurs ».

23 mars.

Certains livres donnent à la lecture une résonnance particulière quand elle se pratique la nuit. Par exemple quand l’ouvrage du poète Dominique Fourcade qui a pour titre « Magdaléniennement », je laisse aux futurs lecteurs la découverte de ce que ce mot recouvre entre préhistoire, musique et littérature, vous prend par la main pendant les heures nocturnes. Vous vous surprenez à ne plus compter les minutes qui passent pourtant l’auteur ne nous ménage pas. Aucune majuscule ni en début de phrase ni en début de paragraphe par-contre la ponctuation est à peu près respectée. La complexité du propos s’organise autour de Lascaux, des compositeurs, des peintres et des écrivains. On avance dans la lecture avec précaution comme sous l’unique lumière d’une bougie, en tâtonnant quelque peu. C’est une lecture nocturne disais-je quand l’éclairage n’est qu’une niche, le corps un bourgeon attentif avant d’éclore au bruissement du vent derrière les volets, au sautillement éphémère des lucioles.
J’aime tout particulièrement cheminer pendant les heures blanches de la nuit, libre et anonyme dans le silence des êtres, l’esprit en éveil, aiguisé comme une lame au point qu’aucune syntaxe ne lui résiste. Combien d’ouvrages de philosophie n’ai-je pas lu entre trois et cinq heures du matin, m’efforçant de suivre le fil de la complexité sans le perdre.
En effet la lecture nocturne est de l’ordre du bourgeonnement. L’esprit éveillé se gonfle en absorbant chaque mot, en surfant sur les concepts et les significations quand l’envie de dormir s’annonce à nouveau. Il est alors temps de siffler la fin de partie si l’on ne veut pas rester éveillé jusqu’à la levée du jour. Dormir c’est malgré tout pas désagréable, rendez-vous est pris avec le poète ou le philosophe dès la prochaine insomnie.

« force avec laquelle, à défaut de comprendre, j’ai fini par être heureux de composer, sombrement, en écrivant, sans compter ces nuits d’insomnies où l’écriture me scarifie et ces journées où son absence me dérobe toute réalité. » Dominique Fourcade.

24 mars.

J’écoute d’une oreille peu attentive l’interview de Jean-Luc Marion à France Culture. Si je perds le fil de l’émission c’est qu’au même moment je lave un kilo d’épinards, je hache l’ail et l’oignon et je coupe un poireau en rondelles. Alors il ne m’est pas facile de me tenir concentré, un philosophe à la radio, ça s’écoute.
Je retiens simplement le passage où il s’avoue agacé par toutes ces personnes qui se déclarent philosophes et met en avant que philosopher est un travail quotidien, que cela nécessite d’avoir suivi des études longues, qu’il n’est donc pas possible de se proclamer avec autant de légèreté philosophe. Cela dit, il en va de même pour les « psy » et les activités dérivées ou autour de la psychologie.
Jean-Luc Marion explique que pour lire et comprendre Descartes, il faut avoir auparavant étudié Aristote, Platon, Saint-Augustin etc… . Je comprends et partage entièrement la nécessité de ne pas brûler les étapes, la production d’une pensée philosophique est un aboutissement après des heures d’études et de réflexions. Définitivement je ne suis pas philosophe et n’ai jamais pensé l’être encore moins le devenir.
J’ai lu de nombreux ouvrages de philosophie, j’en ai peu retenu mais je crois avoir pénétré avec mes faibles connaissances des univers particuliers. Sans les comprendre parfaitement, je me sentais accueilli par une pensée puissante, chaleureuse et qui ne m’abandonnait pas en chemin. Si je les cite tous cela ferait un inventaire à la Prévert et démontrerait que je ne respecte décidemment pas le cheminement intellectuel et chronologique des œuvres. Citons quand même Saint-Augustin, Bachelard, Bergson, Conche, Jankélévitch, Jullien, Rousseau, Platon, Nietzsche, Weil, Zambrano. Il me faut aussi rapporter mes échecs de lecture confronté à une incompréhension persistante. Heidegger, Deleuze, Derrida, un peu Hegel. Sans aucun doute je ne maitrise pas les clés de lecture, « je n’ai pas fait les Ecoles » pour caricaturer les propos de Jean-Luc Marion.

Ma fibre poétique m’empêche d’être philosophe mais me permet de trouver dans l’expression de la philosophie, une vraie poésie. Jean-Luc Marion nous dit que le philosophe peut être menteur quand pour réussir sa démonstration, il utilise des réflexions inappropriées ou inexactes. Si le poète n’a rien à démontrer, il assène à son écriture des coups, il lui impose des courbes, des freins et des accélérations pour obtenir le résultat qu’il cherche. C’est peut-être dans le traitement éthique du mensonge que le philosophe et le poète se côtoient.
La philosophie est incontestablement une science sérieuse et la personne qui ne posséderait qu’un peu de bon sens ne peut se prétendre philosophe. Néanmoins il faut rester attentif auprès de celles et ceux qui ont peu étudié, ont un esprit curieux et font l’effort de déchiffrer un ouvrage de philosophie choisi au hasard dans les rayons d’une bibliothèque. Car s’ils ne deviennent jamais philosophes et veulent encore moins donner l’impression qu’ils le sont, ils ont entendu ce que nous dit Bergson : « La parole qu’on fera sienne est celle dont on a entendu en soi un écho.», Les deux sources de la morale et de la religion.

25 mars.

Qui n’a pas sautillé sur les pierres plates d’une allée ou sur le bord d’un trottoir, en appui sur une jambe puis l’autre, s’efforçant de regarder devant soi mais pas trop car il faut aussi ne pas manquer une pierre ou un plot au risque de poser le pied ce qui serait considéré comme de tomber dans un ravin.
Vivre, c’est devenir un artiste du sautillement. La progression se fait de façon heurtée, la direction à suivre souvent imposée. Il ne s’agit pas de marcher à côté, il ne faudrait pas tomber sous le regard courroucé de femmes et d’hommes qui serpentent sur les allées et les trottoirs à proximité. Si vous changez de pied, les répercussions incontrôlées que cela provoqueraient dans votre façon de progresser, pourraient ne pas être comprises. On vous fera rapidement remarquer que vous adoptez là une curieuse façon d’avancer et l’appréciation sera exprimée avec peu d’amabilité.

Les Japonais sont passés maitres dans l’organisation des jardins, des allées qui se terminent en cul-de-sac, des vides architecturés dans des pleins, des mers immenses de petites pierres grises et blanches contenues entre des murs anciens, parcourues de veinures tracées à la main et d’ilots rocailleux déposés en fonction de la lumière qui s’y arrête et module les ombres.
Nous nous y promenons sans jamais sortir du chemin imposé, nous nous arrêtons sur des allées en balcons, émerveillés devant les représentations de la vie et de la mort, de l’infini et de la prière, de la solitude et des âmes incarnées.
Les jardiniers Japonais sautillent sur les pierres plates disposées de façon à tracer un chemin que d’autres emprunterons après nous, fragiles et parfois imprudents ils s’enfoncent dans la représentation miniature de l’éternité.

27 mars.

Terrain vague.

Enfant la désignation de « terrain vague » accompagnait notre quotidien. En effet autour de la maison, sur le chemin de l’école, au centre-ville, coincé entre deux petits immeubles, dissimulés par des palissades en bois, se nichaient les terrains vague.
Il nous arrivait de briser les interdits pour pénétrer dans ces jardins sauvages, vibrionnant de multitudes d’insectes, saupoudrés de fleurs multicolores toutes aussi inconnues les unes que les autres, d’herbes folles et de murs en partie écroulés. Les terrains vague étaient notre espace de jeu, sous les pierres se dissimulaient des trésors, des branches maladroitement empilées les unes sur les autres nous servaient de cabane. Nous étions enfants perdus, soldats invincibles, aventuriers égarés, chasseurs de sorcières, gendarmes anarchistes. Dans les terrains vague j’ai découvert la peur, la bagarre avec les copains, l’injustice et le mensonge. Deux heures passées dans un terrain vague m’ont appris davantage qu’un trimestre sur un banc d’école.
Aujourd’hui les terrains vague ont disparu du centre des villes, en périphérie ils sont de plus en plus rares balayés sous la pression immobilière. Les enfants jouent dans les parcs sans avoir le droit de marcher sur les pelouses ni de monter dans les arbres. Ils ne sont plus étonnés par la fuite rapide d’une couleuvre, ne découvrent pas une famille hérisson dissimulée sous un tas de bois mort, même les sorcières mangeuses d’enfants ne reviennent plus de leur migration après l’hiver. Bien sûr il y a des manèges, des queues de tigres à décrocher, des vendeurs de glaces et de bonbons, des tobogans et des trempolines, l’espace est organisé, les plates-bandes tirées au cordeau. Rien ne dépasse, l’imagination non plus.
Emigré de la petite ville de Chamalières qui n’était pas encore dévorée par la grande ville, Clermont-Ferrand, je me suis retrouvé à quinze ans à Paris dans l’appartement que louait mon grand-père, à proximité du Champ de Mars et je m’y suis beaucoup ennuyé. La promenade du dimanche après le déjeuner sentait le gras et le chou à la crème, les habitants du quartier dans leur tenue endimanchée poussaient des bébés, des pépés, des mémés et la bibeloterie familiale en guise de décors des familles bourgeoises. Ma seule échappatoire était de me rendre à l’aquarium du Trocadéro. Je m’éternisais dans des couloirs humides, le front collé à la vitre qui me séparait d’une famille d’axolotls ou d’un mérou endormi.
Jusqu’au jour où je décidai d’élever une couleuvre que j’avais achetée sur les quais. Sans vraiment tenir compte des hurlements de ma mère qui décida de ne plus entrer dans ma chambre, je promenais dans le Champ de Mars le joli reptile aux teintes bleutées sous le regard contrarié des propriétaires de chiens, de chats et d’enfants.
Non je ne m’éloigne pas de mon sujet, le terrain vague.
La couleuvre que je n’ai pu garder que trois ou quatre mois malgré les nombreux tritons qu’elle dévorait se laissa mourir de chagrin, depuis trop longtemps séparée de son terrain vague. Têtards, tritons, salamandres sont aussi des souvenirs de terrains vague. Ils gigotaient dans nos mains fermées, jetaient sur nous un regard noir d’incompréhension. Je vois encore le soleil doré qui encerclait leurs petits yeux étincelants et sautillants comme des gouttes de pluie.

Nous avons grandi, nous nous sommes séparés, nous avons été déplacés, les terrains vague ne nous ont pas suivi. Mais en m’en souvenant je me dis que je ne les ai peut-être jamais abandonnés. Mon esprit incapable de se soumettre à l’organisation d’un parc à la française a conservé quelque chose d’un terrain vague. Ce n’est pas affaire de rébellion, c’est une étape qui se situe à la marge, façon peut-être de contourner ce qui lui est imposé sans détruire. Je n’ai pas cessé de cultiver mon terrain vague qui comme chacun le sait, ne se cultive pas. C’est dire où j’en suis arrivé aujourd’hui, dire aussi qu’habité d’herbes folles je ne suis jamais aussi heureux que lorsqu’il m’arrive de prendre pied dans un espace oublié, un terrain vague, vague comme l’inexactitude, vague comme la liberté d’imaginer. Je vis pleinement la contradiction de ces deux mots, terrain et vague. Le premier est une surface de taille réduite qui ne renie pas sa terre, synonyme d’un ancrage ancien et abandonné. Le second interdit justement la dépendance, n’accepte rien de définitif, se refuse à se trouver embastillé. Il possède la courbe indolente des rêves qui ne finissent pas.

J’aimerais qu’on restitue à la terre la possibilité d’être vague. Je ne peux accepter l’idée qu’il n’existe plus de terrains vagues ni qu’on interdise à l’esprit la liberté de rester vague. Le terrain vague est bien davantage qu’une réalité, c’est une idée, un patrimoine de l’esprit et de la liberté qui doit être protégé des démons organisateurs, des imbéciles normés, des crétins soumis et incultes.

30 mars.

Dans le quotidien du soir du 30 mars 2021, rubrique « International » en double pages, 2 et 3.
Page 2, la photo de manifestants à Rangoon. Au premier plan un jeune homme utilise un lance-pierre contre l’armée.
Page 3, une autre photo, publicitaire cette fois montre un jeune homme agenouillé regardant le plan de montage pour créer une ouverture dans le toit. Ecrit en gros caractères blancs sur fond rouge : « Pouponnons. ».

Le premier donne tout ce qu’il possède pour défendre sa liberté.
Le second se soucie de rendre son habitat plus confortable pour lui et sa famille.
Deux images pour illustrer la vie des hommes, séparés par des centaines de kilomètres. Ils ne se rencontreront jamais. Il y a peu de chance que le jeune birman ne se pose jamais la question d’améliorer son confort. Le jeune père de famille pouponnera en offrant la dernière console de jeux sortie des usines Sony à ses enfants. Fort peu de chance que ces derniers ne trouvent un lance-pierre dans un paquet cadeau. Dans notre société « moderne » ce serait un peu comme de jouer avec des bouchons.

L’univers de la communication est constitué de regroupements d’images et de propos écrits et oraux qui se catapultent avec violence. Livrés en vrac sans aucun souci de pédagogie, ils choquent, bousculent, culpabilisent ou sont tout simplement ignorés. Ce côtoiement des deux violences, la première d’un jeune homme au lance-pierre qui risque sa vie, la seconde tout aussi violente, la douceur apparente d’une famille protégée et engagée dans les vertus bienfaisantes du cocooning ne peuvent me laisser insensibles. Bien qu’étant plus proche dans les faits du second, une conscience morale qui s’élève contre l’inégalité de traitements me dicte qu’un homme ou une femme ailleurs fait aussi partie de ce que je suis en m’interpelant sur ce que je devrais être et ne suis pas. Il y aurait de l’arrogance de notre part à afficher sur la même double pages deux messages qui n’ont strictement rien à faire côte à côte. Arrogance de ceux qui responsables de la mise en page, ne se soucient pas du contenu des messages mais d’organisation et de recettes publicitaires. Mais c’est aussi parce que ces deux images sont proches l’une de l’autre, c’est parce qu’elles livrent un message tellement différent que je suis touché aussi bien par l’une que l’autre.
Que disent-elles du monde dans lequel on vit ? Ne nous délivrent-elles pas une alerte qui donne à réfléchir sur le sens de notre raison d’être là où nous sommes, chacun isolé dans un coin de terre à communiquer des images et des propos que le lendemain effacera sans lendemain, nous abandonnant dans une nudité morale et spirituelle.