Le divorcement

Papa s’est séparé de maman il y a tout juste un mois. Je pense qu’il en avait assez de reposer à côté d’elle sous la pierre tombale. Alors il a décidé de revoir le monde. Bien sûr au début maman n’a pas voulu qu’il parte. Je l’ai entendu s’efforcer de le convaincre, qu’après tout ce confinement imposé cesserait bien un jour. Qu’il lui fallait être patient. Mon père n’a jamais été patient donc il n’a rien voulu entendre. Ce n’est pas par manque d’amour bien qu’avec le temps, on dit que ces choses-là s’éteignent. Non, c’est que voilà, papa il est comme ça, toujours pressé, toujours à bouger dans les endroits les plus invraisemblables. Il serait capable de courir un marathon dans un dé à coudre.

Il a donc soulevé la pierre tombale, je ne sais à quel moment de la journée. Maman a pleuré, à tenter de le retenir par une jambe mais elle avait eu du mal à la saisir car il n’y avait plus beaucoup de chair autour de l’os et que l’os lui-même glissait dans les mains comme un piston huilé. Au début il a ressenti des douleurs partout. Depuis une dizaine d’années qu’ils couchaient là tous les deux, côte à côte, c’est un peu normal de se sentir rouillé. Et puis comme je le disais, une fois la chair partie en lambeaux, même les petits vers de terre n’avaient plus aucun endroit pour se dissimuler. N’empêche, je ne comprends toujours pas comment il a fait pour se tenir debout ou pour s’asseoir encore moins pour parler. A dire vrai mon papa n’était déjà pas comme tous les papas. C’était un être exceptionnel. Il vous épinglait avec son regard comme un papillon dans une collection de lépidoptérophile. Il ne parlait pas fort mais il était vigoureux. Toujours à se mouvoir, maman disait qu’il ne restait jamais en place. C’est donc assez normal qu’après dix ans dans le noir à regarder le ciel étoilé au-dessus de sa tête, il ait décidé de bousculer cette vieille tradition qui consiste à mourir pour longtemps. J’imagine que pour maman cela ne la gênait pas beaucoup. Habituée à faire du tricot une partie de la journée, maman rêvait tout en croisant les aiguilles avec une dextérité parfaite. Maman était là sans l’être vraiment. Elle ressassait les drames de sa vie, elle en a connu de douloureux, le monde de son enfance, l’Afrique lointaine et ses deux petites sœurs. Je me demande si elle avait appris que son père avait aussi quitté le tombeau pour aller voir ailleurs. Mais pour ce qui le concerne, les raisons étaient différentes. C’était un contemplatif. Enfin, c’est une autre histoire.

Moi je comprends que mon père ait eu envie de quitter maman. Je ne veux pas prendre parti pour l’un ou pour l’autre mais si elle n’avait pas envie de bouger, il n’y avait aucune raison qu’il se sacrifie davantage. Comme je disais, l’amour après tant d’années… .

Papa avait l’habitude de monter dans les trains, les avions, les bateaux, les voitures de sport. Aucune distance n’était assez éloignée pour l’arrêter, aucun pays assez lointain pour lui ôter l’envie d’aller le visiter. L’espace dans lequel il se trouvait ces dernières années était définitivement trop étroit. Je ne peux pas lui en vouloir de ne pas avoir fait d’effort. Pensez-donc depuis dix ans qu’il est mort. Ca suffit bien. C’est comme toujours la vie devient vite répétitive. Alors vivre à mourir ou vivre en conduisant une rame de métro, c’est un peu pareil. On se lasse. Pour maman c’est différent. Elle tricotait des pullovers et des écharpes, des couvertures, des moufles et des petits chaussons pour bébés. Chaque fois elle changeait les couleurs. Je me souviens des pullovers rouges, jaunes, verts et noirs. Les écharpes étaient confectionnées avec des motifs à carreaux ou des grosses rayures, les vêtements pour bébés toujours multicolores. Bref tout en restant assise dans son fauteuil à côté de 2 la radio posée sur un guéridon, perdue dans ses rêves et ses pelotes de laine, maman ne s’ennuyait jamais.

Quand papa a quitté le cimetière, la première chose qu’il s’est demandé, c’est l’endroit où je vivais. En dix ans il avait eu le temps de s’assurer que je ne me trouvais pas dans l’enceinte du cimetière. C’est ce qui inquiétait maman : « Dis-moi, il ne serait pas ici ? » demandait-elle exactement deux fois par an. Papa la rassurait. Enfin, rassurer, n’est peut-être pas le mot juste. Après tout elle aurait peut-être apprécié de me savoir à ses côtés. Donc papa m’a cherché et me cherche encore. Comme c’est un homme intelligent et qu’après dix ans son cerveau est bien heureux de se défouler, il me trouvera
sans difficulté. Admettons qu’il frappe à la porte de ma chambre prochainement, nous serons heureux de nous retrouver. Il n’est pas impossible que je ne le reconnaisse pas immédiatement mais entre personnes de bonne volonté, il y a toujours moyen. Une fois passée la première émotion, il faudra nous organiser pour aller retrouver maman. Même si lui n’en a pas très envie. Tant pis il me laissera avec elle mais j’ai besoin de voir maman. J’ai bientôt soixante ans et depuis toutes ces années mes pullovers sont usés. « Maman tu dois recommencer à tricoter, je n’ai plus rien à me mettre ! »

« Monsieur… »

« Ne m’interrompez pas, je sais ce que je dis. J’ai bientôt soixante ans alors vous n’allez pas m’apprendre la vie. Je suis un homme expérimenté moi aussi… Toujours à me surveiller !

«Mais Monsieur, c’est l’heure d’aller vous coucher. Voilà vos médicaments. J’en ajoute un pour
dormir ? »

L’infirmière venait d’entrer dans la chambre 23. Il est dix-neuf heures.

Demain c’est certain, papa poussera la porte. Il me prendra par la main et tous les deux nous irons voir maman.

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