CHRISTO.

Je n’ai pu faire autrement que de constater que j’étais enfermé. Sept heure du matin, j’avais dormi correctement sans être éveillé par un cauchemar ou un rêve érotique. Reconnaissons-le, j’étais bien. A l’aise dans mon corps, l’esprit léger et les jambes impatientes d’aller courir la campagne et me rouler dans les vagues. La journée promettait d’être ensoleillée comme toutes ces journées depuis bientôt trois semaines, septembre s’annonçait chaud avec une absence surprenante de vent.

Mais voilà, impossible d’ouvrir les fenêtres.

Je me suis trouvé emprisonné à l’intérieur de ma maison ce qui est, il faut le reconnaitre, une provocation et une source de vexation difficile à contrôler. D’autant plus, je prends l’air surpris mais à la réflexion tout était préparé pour que cela finisse ainsi. Je pensais qu’une maison ne pouvait être fermée qu’en l’absence de ses occupants, qu’un huissier ne pouvait apposer les scellés uniquement après un jugement et des avis en bonne et due forme avertissant du déroulement des opérations.

Il y avait un véritable projet derrière cette action assassine car cela s’est fait progressivement comme si elles respectaient scrupuleusement un carnet des charges dicté par je ne sais quelle autorité supérieure. Elles ne m’ont laissé aucun répit, jour après jour elles fourbissaient autour de la maison des pelotes de fil, des aiguilles aiguisées dans le prolongement de leurs pattes, me lançaient des regards de Méphisto ou de je ne sais quel étrange vampire échappé de la chaine des Carpates.

Tout d’abord elles m’ont beaucoup amusé et je me suis dit qu’il ne serait pas difficile de m’en faire des amis. A dire vrai je ne savais s’il fallait utiliser le mot « ami » au masculin ou au féminin. Je n’ai pas écarté l’idée qu’elles pouvaient être androgynes ce qui n’était pas pour me déplaire. J’ai toujours apprécié les êtres qui ne sont pas prisonniers dans leur imposition sexuelle. Je trouve cela élégant et joyeux. Bref, ce n’est pas ici le sujet. La vérité est que poussé par mon désir d’amitié, j’entamais quotidiennement une conversation avec elles. Je ne m’étendrai pas sur leurs propos qui ne débordaient jamais la périphérie de leur silence de bêtes à l’affut. Elles m’écoutaient, semble-t-il, d’une oreille distraite indifférente à mes efforts. Probablement que mon bavardage les ennuyait plus qu’autre chose.

Christo est arrivée la première… . arrivé, arrivée ? Cela ne vas pas être facile d’adopter une orthographe correcte. Peu importe ce n’est pas l’orthographe qui importe dans cette histoire, c’est Christo et la meute qui suit derrière. Evidemment puisqu’il ou elle, n’a jamais eu la politesse de s’adresser à moi, Christo est un nom d’emprunt à défaut d’être un nom d’artiste. Je l’ai baptisé ainsi après la lecture d’un article dans un journal qui retraçait la vie d’un certain Christo. Ce dernier avait pour habitude d’habiller les monuments alors je me suis dit que la concernant… . Je vais sans doute un peu vite… . C’est-à-dire qu’il m’est encore difficile d’en parler avec le recul nécessaire.

Donc Christo est arrivée la première. C’est décidé, j’opte pour la version féminine. Il serait d’ailleurs facile de les comparer aux femmes mais le rapprochement serait de mauvais goût et mal accepté en ces périodes « genrées ».

Je me suis retrouvé nez à nez avec elle alors que je baissai le volet. J’ai sursauté comme il se doit devant la présence d’un étranger d’autant plus que si sa taille n’était pas imposante, son visage ou son faciès m’a semblé immédiatement menaçant. J’ai tout d’abord bafouillé quelques mots d’excuse pour assez vite réaliser que je n’étais pas l’intrus. Pourtant la chose n’est pas simple car je ne pouvais l’accuser de s’être introduite chez moi sans autorisation. Sa position en suspension à l’extérieur de la fenêtre ne m’autorisait pas à lui reprocher une quelconque infraction. Il est possible qu’elle ait ressenti une même surprise à moins que trop occupée à tisser sa toile, elle ne prêta aucune attention à ma présence. Entre Christo et moi, la communication s’établira toujours de façon curieuse. Il serait facile de conclure qu’elle est impossible donc qu’elle n’existe pas, en fait je suis persuadé du contraire. Cet être aux formes étranges, à la fois ridicule et intempestif, qui traine derrière lui un silence pesant, capable d’ingurgiter d’autres créatures tout aussi monstrueuses et d’une corpulence supérieure à deux fois la sienne, me surprendra toujours par une activité à priori incontrôlée qui me fait penser au clown qui tombe dans un escalier ne sachant plus où sont ses bras et ses jambes. Hyperactivité, serai-je tenter de préciser pourtant suivie d’une très longue période d’immobilisme que j’ai d’abord pris pour un endormissement sans fin alors qu’en fait son corps est en éveil, en attente de sa proie dans le piège qu’elle a tendu.

Revenons un peu à l’origine de cette histoire qui ne pourrait être que grotesque si elle ne m’avait plongé dans un enfermement qui m’interdisait mon passe-temps favori, cruel et voluptueux. Je m’étais habitué à sa présence au point de lui prêter un nom. Il est naturel de nommer les êtres que nous côtoyons, l’évidence ne se discute pas quand il s’agit d’une femme, d’un enfant, d’un chat ou d’un chien. J’ai même connu une poule qui répondait à son nom. Blanche, recouverte d’une multitude de taches noires et grises, sa propriétaire l’appelait « Domino ». Domino, dans une autre vie était aussi mon surnom, nickname on disait alors : « Hé ! Domino, dont stay like this. You feel so depressed ! Have a new drink.».

Il devait être aux alentours de vingt et une heure quand je décidai de fermer les volets. Cette période de l’année a ma préférence, fin septembre, l’automne commence à peine, les bruyères sont éteintes alors que les fougères dans un immense geste choral brunissent à l’unisson. Depuis juin la maison a ouvert tous ses orifices pour se laisser pénétrer par les courants d’air et les bourdons égarés, les voix se sont élevées de la plage, câlines et moqueuses, cristallines et pubères. C’est la période où attentif aux chants, désireux du contact des peaux, je prépare mes pièges avec une grande précision. Une autre fois je partagerai mes recettes où se mêlent affabilité, charme et attirance érotique dans l’unique but de faire venir à moi l’être charnel pour me rassasier.

Ce soir-là je faisais la rencontre du petit monstre que j’appellerai Christo.

Assurément elle venait d’arriver me donnant l’impression de progresser sur une patte et un bout de fil imparfaitement tendu entre l’angle du mur et le vide. Je cherchais sans succès l’autre point d’ancrage mais c’est plus tard que je compris que Christo était capable de trouver son équilibre entre la matière et le rien. Elle m’a démontré que nous humains, n’avions pas la possibilité de transformer le vide en matière, là se trouvait notre plus grande imperfection, considérer le vide comme rien d’autre que… rien.

Les jours ont passé sans que je m’intéresse davantage à Christo, trop occupé à parfaire mes pièges d’illusions amoureuses. Je descendais à la plage deux ou trois fois par semaine, assis sur le sable, j’exhibais mon corps presque nu, me donnais des airs de Roméo en abordant les groupes de mon âge. Je disposais alors mes pièges à l’intérieur desquels une jeune fille ne manquerait pas de se faire prendre comme à l’intérieur d’une toile dont elle ne pourrait s’extraire.

Cette année-là fut une année d’excellence. Au total cinq prises, de juin à début septembre, cinq jeunes femmes, enfin pas exactement, entre quinze et quarante ans. Je leur donnais rendez-vous devant la maison grande ouverte. Elles ont franchi tour à tour le pas de la porte d’entrée et ne sont jamais ressorties. C’est dire que je ne m’intéressais plus aux occupations de Christo, mes préoccupations après la jouissance et la mise à mort, était de ranger les corps ou ce qu’il en restait dans des endroits appropriés. Car s’il m’arrive quelque fois de prendre une pause d’artiste et de doux rêveur, je ne supporte pas le désordre. Chaque chose doit être à sa place, je dirai même que la place d’une chose nous est dictée par Dieu. Lui seul nous apprend la juste place. Si je range le corps de N dans le troisième tiroir de l’armoire, c’est Dieu qui me l’a ordonné. Enfin, ordonné n’est pas le mot juste : Dieu ne m’ordonne rien, il me suggère.

Oui vraiment, ce fut une belle saison. Je ne m’étendrai pas sur la description raffinée de mes plaisirs, contrairement à certains auteurs ou réalisateurs de films, la violence m’est insupportable. Je les connais trop bien ceux qui pendant des pages et des pages partagent avec leurs lecteurs ces instants de torture et de sang, ces viols à répétition et ces hurlements. La caméra s’attarde de façon encore plus écœurante sur les visages meurtris et les corps déchirés. Rien à voir avec moi qui suis tactile, tout le contraire d’un monstre, je n’aime que les caresses qui s’attardent sur les corps. Je lis les corps comme je lis un livre, jusqu’à la fin ensuite je le referme précipitamment, d’un seul coup définitif et mortel.

A force de tourner le dos aux fenêtres, je ne réalisai pas que Christo s’occupait à son tour. Je me suis dit que son activité était proche de la mienne, que dans ses fils tendus venaient s’agglutiner des corps étrangers qu’elle vidait en agitant ses petites pattes envahi par le plaisir. Mais Christo n’était plus seule, autour d’elle des dizaines de petits monstres lui ressemblant, tiraient un nombre considérable de fils. Elles tressaient dans le vide des formes géométriques au centre desquelles elles stationnaient dans l’attente d’une proie, postées devant les ouvertures de la maison, portes et fenêtres sans s’inquiéter de savoir si elles risquaient de gêner mes déplacements.

Je me souviens, alors que j’attendais J qui ne pouvant venir, avait demandé à son jeune frère de m’avertir de son empêchement et des difficultés que le garçon a rencontré pour franchir la porte d’entrée. Cela n’avait pas été difficile à nous deux d’écarter la toile tendue devant celle-ci mais j’avais trouvé exagéré cette façon d’obstruer l’entrée de ma maison. Le petit garçon, beau comme un petit Dieu, n’a pas eu de problème pour repartir. Sa peau était si douce… .

Septembre à cheval sur deux saisons, septembre qui ferme une porte avant d’en ouvrir une autre, septembre mois des monstres qui se sont chauffés tout l’été et soudain se réveillent, sortent de leur léthargie pour encercler ma maison. Agités de milliers de pattes, d’ongles aiguisés, de muscles filiformes, la bouche édentée mais aux lèvres coupantes, les monstres roulent dans leurs orifices caverneux des kilomètres de fil, de plus en plus rigides une fois à l’air libre. Ils tissent dans le vide des toiles fabuleuses qui captent la vie pour ensuite l’endormir et l’engloutir dans un océan de bave.

Sept heure du matin, je ne pouvais plus repousser la toile. Mes doigts en s’y accrochant se trouvaient immédiatement enlacés, au contact le fil devenait collant presqu’impossible à retirer. Le tissage était à la fois souple et rigide, sous le regard pointu des monstres, je forçais la sortie mais en vain. Malgré les couteaux, les lames de rasoir, la scie, pourtant j’étais devenu savant dans le dépeçage des corps, rien à faire.

La maison se trouvait entièrement « entoilée », les petits monstres se déplaçaient avec rapidité, suivaient une seule et unique direction : pénétrer dans la maison pour m’atteindre. Je courais d’une pièce à l’autre, montais à l’étage, tentais de me cacher dans la cave mais trop tard. Trop tard ils avaient tirés les fils partout, même sur le vide, ces endroits où je pensais que rien n’existait. Ils s’appuyaient sur de la matière sans réalité et sur ce rien qui était mon quotidien, ils ont pris appui pour se trouver au plus près de moi puis rapidement au contact, les milliers de pattes, les centaines de lèvres aiguisées ont commencé à m’étrangler puis à me découper. J’ai hurlé comme N, J, R, C et le petit garçon qui ne m’avait pas donné son nom. Christo chef de bande organisait la mise à mort en la rendant la plus lente possible. Les petits monstres prenaient le temps, un peu comme moi, tactile, avec mes caresses et mes baisers mais leurs caresses se transformaient en griffures profondes et leurs baisers, en coupures de rasoir.

Désormais je me retrouve coincé entre le mur et le pied de l’armoire. Je crois me rappeler que j’avais rangé le corps de N dans le troisième tiroir mais c’est à peu près tout. J’ai dépassé le stade de la souffrance, je suis en route vers le vide, ce grand vide qui ressemble à rien.

« Domino, don’t be shy. Let’s go to another bar where girls are beaufiful. ».

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