16 aout.

Jacques, tu sais que je t’ai beaucoup admiré, sans doute trop. Quand j’écrivais un poème, je le faisais à ta façon, non pas sous ton contrôle car tu ne me connaissais pas, mais je collais à tes tics d’expression, je fredonnais « Marieke !Marieke ! » en décrivant mon amour désert.

Et puis voilà, de nombreuses années plus tard j’ai écouté la Rhapsodie Hongroise n°6 de Liszt et j’ai découvert où se dissimule la merveilleuse mélodie de « Ne me quitte pas. ». Bravo Maestro, aujourd’hui on t’accuserait de plagiat mais pour ce qui me concerne, je ne t’en veux pas. Car tu as mis sur une ébauche musicale de Liszt, un poème que le compositeur n’aurait pas écrit.

« Moi je t’offrirai

Des perles de pluie

Venues de pays

Où il ne pleut pas… »

17 aout.

Posés sur la balance, d’un côté le poids du corps, de l’autre le poids du silence. Le fléau s’immobilise progressivement au centre, pour l’éternité.

18 aout.

Je suis invité à lire mon texte devant une vingtaine de personnes. J’explique que j’avais suivi des cours de théâtre au Cours Simon mais que je n’avais pu continuer, Madame Simon me reprochant d’avoir une voix blanche, enfin constat plutôt que reproche. Je tiens donc à m’excuser au cas où ma voix ne serait pas audible.

Je commence la lecture d’un récit totalement improvisé qui n’est pas celui que les organisateurs du concours avaient sélectionné. Sans lire aucun texte, je raconte une longue marche au milieu d’usines désaffectées, je perds mon auditoire dans un nœud routier effrayant jusqu’à ce que je me dise que mon texte est un peu long. Un des auditeurs me rassure en m’informant que nous disposons de plusieurs jours.

Ah, très bien me dis-je avant de reprendre mon histoire là où je l’avais interrompue dans un bruit assourdissant de grues, de camions et de marteaux piqueurs.

19 aout.

Le texte est posé sur la table dans son papier blanc. Je viens de le sortir du frigidaire, c’est un gros morceau de viande sans os acheté hier à la boucherie du village. Je suis surpris par son aspect dévertébré, sans aucune syntaxe ni conjugaisons. Je cherche avec le couteau un morceau de nerf, une épaisseur de graisse mais ne fais que le déchirer et provoquer des saignements. Le texte est mou, odieusement sanguinolent, à vif comme torturé par le temps. Il pèse le poids inutile des mots, sa présence me désole.

Je le jette dans la poêle chauffée à blanc comme on dit. Une mauvaise odeur se dégage ainsi qu’un bruit de friture, je le retourne sans tarder une fois puis une autre fois.

Le texte je l’aime saignant mais pas bleu.

Aujourd’hui, achevé Huile g, récit d’une quarantaine de pages. Je l’avais commencé il y a plusieurs années puis je l’ai laissé de côté jusqu’à l’oublier. Depuis six mois je le travaillais à nouveau, tenté d’en faire un roman mais sans succès. C’est sans doute mieux comme cela. Mais qu’en faire désormais.

20 aout.

Une amie m’écrit : « Il faudra que tu me communiques ta rage d’écrire. ».

Je réponds que c’est sans doute l’angoisse de la mort à moins que ce ne soit la recherche immodérée du plaisir. Mais après tout, n’est-ce pas la même chose ?

21 aout.

Portes ouvertes à la mairie de Sauzon. Les artistes du dimanche exposent leurs toiles :

Horizons et mers amalgamés, petits voiliers blancs et poissons à tête de nouilles.

Portes ouvertes à la mairie de Troncet. Les artiste du dimanche exposent leurs toiles :

Forêts de chênes et canopées étoilées, petits marcassins poursuivis par une meute abracadabrante.

Portes ouvertes à la mairie de Tournus. Les artistes du dimanche exposent leurs toiles :

Pieds de vignes et tonnelets vigoureux, petits verres sous le manteau et tronches d’autrefois.

Portes ouvertes à la mairie de Haute Luce. Les artistes du dimanche exposent leurs toiles :

Pentes neigeuses et soleil givré, petit dahu sur un ski brandissant une bouteille de génépi.

Portes ouvertes à la mairie de Lourdes. Les artistes du dimanche exposent leurs toiles :

Grottes fabuleuses et vierges en procession, moribond nettoyé d’eau bénite avant d’être emporté.

Portes ouvertes à la mairie de la Lune. Les artistes du dimanche exposent leurs toiles :

Cratères affaissées sous le poids d’engins spatiaux, petite lumière lointaine, sans doute la terre.

Portes ouverte à la mairie de nulle part. Les artistes du dimanche exposent leurs toiles :

Petite flèche tracée dans le sable qui montre la direction du vide éphémère.

22 aout.

Entendu à la radio, le peintre Gérard Garroust : « Un adulte est un enfant qui a oublié de grandir.».

23 aout.

Les enfants sont comme les petits oiseaux, à la place de leurs bras, ils pensent avoir des ailes.

Avec leurs ailes ils sont assurés d’aller très loin, voir même au-delà du monde.

Comme les petits oiseaux, ils ne connaissent pas la portée de leurs bras alors ils se trouvent fréquemment en danger.

« Se brûler les ailes » c’est aussi brûler son enfance alors, à tire d’ailes il nous revient de protéger les enfants qui sont comme les petits oiseaux.

Mais ce n’est pas chose facile de protéger un enfant quand à la place des bras, il agite deux petites ailes juste avant de sauter dans le vide, pour voler comme un oiseau.

24 aout.

Je trouve à nouveau dans le très beau livre de Daniel Arsand, « Un certain mois d’avril à Adana », le nom d’un des nombreux personnages essentiels du livre, Hovhannès.

Je devais avoir une vingtaine d’années quand j’ai découvert le compositeur américain Alan Hovhaness. J’ai gardé pour ce compositeur une affection particulière. Dès la première écoute de Fra Angelico et de Mysterious Mountain j’avais été transporté par son style symphonique. L’écoute est comparable à la lecture du livre de Daniel Arsand, je veux dire emporté par le courant d’un fleuve au rythme d’une poésie qui répète inexorablement son propre écho. Tout comme dans « Un certain mois d’avril à Adana », la musique charrie des masses sonores mais soudain semble hésiter, s’arrête en courts chapitres, distinctement les sons de la harpe, les instruments à vent nous enveloppent dans un phrasé bref, saccadé pour nous rapporter en suivant une veine violente et obscure du début jusqu’à la fin, le récit du massacre des Arméniens par les Turcs. Le père du compositeur et le père de l’écrivain était arménien, les deux fils qui peut-être ne se connaissaient pas ont d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique, effectué un travail de mémoire qui s’inscrit dans une démarche identique à celle de la Shoah.

Alan Hovhaness, né en 1911 et décédé en 2000, est un compositeur prolifique avec soixante-sept symphonies sans compter les concertos pour instrument et les œuvres de musique de chambre. Sans être atonale, sa musique a la particularité de s’inspirer de styles orientaux et européens pour  finalement inspirer les compositeurs contemporains de style « minimaliste ». Ce mélange et le caractère mystique de son œuvre place le compositeur à un carrefour de la création musicale du XXème. Il est dommage que la programmation actuelle des concerts, ne retienne jamais ou si rarement une œuvre d’Alan Hovhaness. Son importance reste à découvrir de ce côté de l’atlantique.

« Chaque année la ville mordait un peu plus sur les campagnes. Houle et capharnaüm, elle grandissait sans changer de visage, blanche et grise, rugueuse, poussiéreuse. Les quartiers turcs et les quartiers arméniens progressaient sans se chevaucher. ».

« Un certain mois d’avril à Adana », Daniel Arsand.

25 aout.

Les Censeurs.

Je ne supporte plus les censeurs.

Les censeurs parentaux noyés dans la douleur qui les séparait, incapable de se demander ce que je voulais être encore moins d’écouter un murmure de réponse que de toute façon ils n’acceptaient pas. Les censeurs qui ne m’ont pas aidé à être audible ou plus exactement ont systématiquement corrigé mes paroles, mes tentatives d’exprimer une envie, une douleur car je m’y prenais toujours de la mauvaise façon. Leur amour tout aussi maladroit que l’expression de mes sentiments alors je me suis plié jusqu’à étouffer la pertinence de mes cris.

Je n’aime pas les censeurs parce que dès qu’ils possèdent le droit pour eux, ils pensent opportun d’y ajouter un peu de moral. Moral qu’ils ne s’appliquent pas à eux-mêmes, de toute façon le petit obéira même s’il ne comprend pas. « Fais pas ci, fais pas ça ! », je hais les censeurs qui bornent les coins de notre vie avec leurs panneaux d’interdiction, leur grandiloquence de crétin. Sans cela, le censeur ressemblerait à quoi ? Un géomètre du sentiment, un pourvoyeur en platitude, un répétiteur de la bienséance.

Les censeurs m’ont obligé à vivre à côté de moi, pendant plus de soixante ans, j’ai ressenti la nécessité d’inviter à ma table l’autre moi-même comme s’il s’agissait d’un lointain cousin. Les censeurs m’ont retiré la chaise, la table, le cahier vierge, le crayon pour finalement s’attaquer au cerveau. J’ai plié disais-je, me suis plié, pris quelque fois un air de dégout, un air de papier froissé. J’ai brisé mon verbe, n’ai pris guère le temps de le polir car toujours confronté au « Fais pas ci, fais pas ça ! » pour me faire comprendre l’incompréhensible, que tout cela n’était pas pour moi.

Les censeurs au quotidien qui pensent avec certitude, qui éructent des mots parfois savants pour faire autorité. Les censeurs de la vie professionnelle, incultes analphabètes des choses de l’âme, les mirettes pleines de sous, de titres, de signatures de Président, Vice-Président. Moi je signais « Ducon » et cela me convenait.

Combien n’ai-je pas copié mes censeurs, jouer à mon tour « le petit censeur » en m’habillant comme eux, en prenant la pose, en m’exprimant comme eux jusqu’à perdre mon langage et oublier dans le fond d’un tiroir, le cahier vierge qui somnolait.

Les censeurs du bien-pensant, les censeurs sourds et décérébrés occupent de plus en plus les écrans, notre vie quotidienne sans craindre de vous faire honte et de vous reprendre, « Allons, il ne faut pas dire… ». « Il ne faut pas », depuis l’enfance j’entends cette expression issue de la sauvagerie intellectuelle, en fait de la sauvagerie de la bêtise, cette grande dame laide qui rend les gens laids et les pensées tristes.

Les censeurs qui parlent de Louis Ferdinand Céline en se mettant l’index de la main droite dans le cul et s’étonnent que ça sente la merde. « Ca sent comme Céline ! » déclarent-ils en jetant à la poubelle « Le voyage au bout de la nuit » tant il est vrai qu’un censeur ne sait rien de la nuit, encore moins du voyage, occupé à vomir sur le pavé sa moralité et le droit minuscule qui lui a été concédé.

Je n’écris pas contre le droit, l’unique anarchie que je respecte est celle qui s’applique à moi seul car dès que « nous » se met à la place du « je », à partir du moment où la dualité remplace l’unité, il faut penser organisation sociale et droit des uns et des autres.

J’interpelle simplement les censeurs pour leur exprimer ma haine.

Sinon la vie serait plutôt joyeuse, enfin de ce côté-ci de la planète, plus vraiment dans ce qu’il est commun de nommer l’hexagone mais puisqu’il faut être précis pour ne pas affronter les censeurs, je qualifierai de joyeux la vie dans l’enceinte de mon petit jardin et s’il faut encore localiser avec plus de détermination l’endroit de la joie, je répondrais, « assis devant le bureau sur lequel est ouvert le cahier qui n’est plus vierge mais qui possède encore un nombre suffisant de pages blanches pour me protéger jusqu’à la fin, des censeurs. ».

26 aout.

Un conseil, s’il vous arrive de vous battre avec le lierre dans l’espoir de l’occire pour que plus jamais il n’occupe votre terrain, ne soyez pas trop dispendieux de vos efforts. Le lierre gagnera toujours. Mais pourquoi ne pas considérer les choses autrement, le lierre nous met à bonne école. Il nous apprend la mesure, nous prouve que nos ambitions doivent être limitées. Il ne nous interdit pas de l’arracher du sol en tirant fortement sur ses racines traçantes, non plus que de l’empêcher d’embrasser le tronc d’un arbre au risque de l’étouffer ni de le décoller d’une palissade qu’il risquerait de faire disparaitre à force de la mordre. Le lierre dans sa polyvalence est un végétal ouvert à la conversation, capable de comprendre l’inconcevable, votre ambition par exemple, disponible et peu sensible à vos insultes et vos railleries. Ne serait-ce pas tout compte fait, le meilleur ami de nos jardins. Généreusement il vous laissera victorieux un moment, guère plus de quelques semaines avant qu’il ne repousse là où vous pensiez vous en être débarrassé définitivement. C’est ce que j’appelle la politesse du lierre mais elle n’ira pas au-delà. Quand il aura décidé de récupérer le terrain qu’il occupait, il le fera sans vous prévenir, une fois que vous aurez le dos tourné. C’est aussi pour cette raison que nous ne l’aimons pas beaucoup, son absence de franchise nous empêche de nous en faire un ami.

Il restera toujours un intrus, rusé, sans vergogne, à la recherche des hauteurs pour se moquer de votre infériorité. Alors restons serein, boutons-le hors de nos murs conscient qu’il nous faudra recommencer car nous ne faisons que le chatouiller.

27 aout.

Il m’est arrivé de côtoyer un auteur, professeur de littérature dans les universités. Il écrit des romans, des essais, de la poésie et anime des ateliers d’écriture. Sa mémoire surprenante, son approche méthodique des textes appuyée sur une analyse au scalpel, non sans quelquefois communiquer une forme d’ironie qui pourrait être perçue comme un peu de méchanceté, provoque l’admiration.

Pourtant à la lecture du journal qu’il a écrit jour après jour pendant un an, très exactement du 1er janvier au 31 décembre, je suis saisi par un doute. Au-delà de ses connaissances, de sa traque du mot juste, de ses réflexions et considérations sur la syntaxe, on dirait un spécialiste des réseaux et graphes aléatoires ou d’un entomologiste, je me demande ce qu’il reste de la littérature. Sa science n’est pas en cause tant elle est nécessaire et qu’il la transmet avec pédagogie mais son journal est à ce point organisé entre l’étude d’une œuvre littéraire qu’il prépare pour ses cours, l’observation souvent amusante d’une scène de rue, la critique aiguisée d’un texte sans ménagement pour l’auteur et de temps à autre un souvenir personnel, qu’il me faut chercher un soupçon d’empathie, ce qui ressemblerait à une poignée de mains.

Derrière ces éclats lumineux, l’œuvre ne sort pas toujours de l’ombre. Une œuvre est un tout avec ses défauts, ses extravagances et ses passions. Transformer un texte en arête de poisson ne dit rien du goût du poisson. L’exercice qui consiste à rechercher la perfection dans tout est souvent ennuyeux au risque d’abandonner l’analyste dans une bulle inaccessible pour le commun des lecteurs.

Il faudrait être maçon et architecte, coloriste et artiste peintre, interprète et compositeur de façon que la brutalité de l’exactitude équilibre la magie de la création.

Je reconnais à l’auteur du Journal l’honnêteté de rappeler cet aveu de Fernando Pessoa, extrait de « Le Livre de l’intranquillité » :

« Je ne peux pas lire, parce que mon sens critique suraigu n’aperçoit que défauts, imperfections, améliorations possibles.».

28 aout.

« Il faut être quelqu’un pour produire quelque chose. » Goethe.

Formule utilisée dans les Petits territoires, T6 mais que je pourrais réinterpréter d’une toute autre façon : Ne serait-ce pas là une posture de censeur ?

29 aout.

Sur l’île, la poésie se transforme en feu de rouille quand les fougères s’habillent presque à l’unisson d’une couleur mordorée qui annonce avant même la fin de l’été, les prémisses de l’automne.

30 aout.

Les poèmes de jeunesse sont des portes fermées derrière lesquelles l’auteur a rassemblé tout ce qu’il ne connait pas vraiment, mais qu’il ressent par l’intermédiaire d’une écriture où les mots sont assemblés de façon complexe dans l’espoir que la clarté apparaisse, le laissant de toute façon orphelin.

31 aout.

Je ressens l’ivresse de la fin de saison. Une ivresse, vraiment ? A moins que ce ne soit la perception du désert érigé dans le chavirement des périodes aléatoires.

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