16 septembre.

Devant le petit port de Seiano il y avait une fontaine. Petite fontaine ronde avec une large vasque à l’intérieur de laquelle coulait l’eau de deux petits robinets situés à mi-hauteur de la partie centrale en pierre. Elle n’avait rien à voir avec ces monuments à protéger, à peine élégante comme le sont les moineaux gris, sa présence pouvait être invisible tellement nous étions habitués à son emplacement.

Tout le monde y trouvait son compte, un linge que l’on rinçait, un visage glissé sous un robinet pour se rafraichir, une gourde à remplir et les enfants, inénarrables libellules qui jouaient avec l’eau en riant et en se poursuivant avec des fusils à eau entre les voitures garées à proximité.

Habitants et vacanciers faisaient une pause près de la fontaine, posaient leurs paquets et leurs sacs de plage, mouillaient un bout de tissu pour ôter le sable et le sel collés sur les pieds et les jambes.

Le soir une fois le silence revenu, les mêmes moineaux gris s’abreuvaient en sautillant sur la margelle, au loin vrombissements de voitures, anarchie sonore des klaxons, signes de l’éloignement des hommes avant la nuit.

La fontaine a été remplacée par une borne lumineuse en plastique. C’est une chose morte et laide qui affiche la température, un évènement local pour flatter l’orgueil de quelques organisateurs anonymes. Elle se donne des airs des grands panneaux lumineux publicitaires qui m’avaient surpris à Seoul. Là-bas, c’était autre chose. Quand freinerons-nous la mégalomanie des maires des petits villages. Depuis quelques jours je constate que la borne est éteinte. N’aurait-elle pas supportée les chaleurs estivales, à moins que devant l’indifférence générale, elle n’entame son hibernation en plein cœur de l’été.

18 septembre.(suite).

Gioacare alla bancarella

Assis sur les quatre marches qui séparent la plage du bar, les enfants jouent « à la petite marchande ». Ce sont le plus souvent des petites filles entre cinq et dix ans. Les garçons sont rapidement écartés, d’ailleurs bien peu manifestent la volonté de participer à cette étrange activité qui débute vers quatre heure de l’après-midi.

Chacune a recouvert son petit territoire d’une serviette de plage ou d’un foulard sur lesquels sont présentés les objets à vendre : poupées, ustensiles de cuisine, parfums, enfin toutes ces choses miniatures qui prendront une place importante dans la vie de la femme. Car ici la distinction entre les jeux des filles et les jeux des garçons ne créent pas de problèmes sociologiques sans solution. Les discussions tournent davantage autour des recettes de pâtes que de savoir si la petite de cinq ans devrait s’intéresser au fonctionnement du fusil mitrailleur ou les couleurs du vernis à ongles conseillés pour le garçon.

Sans argent, le jeu est fondé sur l’échange. Les petites filles s’initient au troc en attribuant une valeur aux objets. Cela ne se passe pas sans hurlements quand la valeur d’une petite cuillère en plastique est supérieure à celle d’une poupée en caoutchouc. Quelques fois les mères interviennent pour calmer les joueuses prêtes à s’affronter.

Voilà en quelques mots la description d’une activité quotidienne en été, à la plage : « Fa alla bancarella ! ». Je ne doute pas qu’ici toutes les femmes, pour devenir femme, ont joué à la petite marchande. C’est ainsi.

Souhaitons qu’un jour un décret n’impose pas l’interdiction de jouer à la bancarella ce qui aurait pour conséquence de supprimer l’enfance, notre fontaine merveilleuse.

21 septembre.

Mv Amerigo Vespucci a jeté l’ancre dans le golf de Naples. Il était aux alentours de dix-neuf heures, la lumière diminuait progressivement. Il s’est arrêté devant le petit port de Seiano pour la nuit. Le lendemain matin il lèvera l’ancre en direction du chantier de Castellamare pour procéder à des réparations. De là où nous sommes, au sommet de la falaise qui plonge à quelques mètres du rivage, il nous était facile de l’observer. Ce soir-là, la mer était si calme que le trois-mâts n’était agité d’aucun balancement. Des petits bateaux à moteur même un canoé kayak s’en approchaient pour l’admirer.

Je ne sais ce qui m’impressionnait le plus, la masse grise du Vésuve de l’autre côté du golf, bientôt ceinturé par les lumières de Naples ou la silhouette du navire école construit en 1930 qui se détachait à la surface de l’eau, les trois mâts éclairés aux couleurs de l’Italie, le vert pour le grand mât, le blanc pour le mât d’artimon et le rouge pour la mât de misaine.

24 septembre, Saint-Nom la Bretèche.

Couché dans un champ de sauterelles, il s’est invité à la table de l’herbe. Bourdons et abeilles vibrionnaient à la recherche du trèfle à quatre feuilles. Qui le trouvera le premier ?

Couché dans l’ombre du vieux tamaris, il a compté les rayons du soleil avant de dessiner les branches de l’arbre quand soudainement il s’est transformé en derviche tourneur.

25 septembre.

L’erreur est humaine dit-on.

Mon père était un homme précis. Il aimait classer les choses et les êtres. Sans cesse il cherchait à perfectionner l’ordonnancement à l’aide d’étiquettes, de tiroirs, d’étagères et de chemises de différentes couleurs. Il procédait à peu près de la même façon pour les hommes : lui était comme-ci, elle comme ça, lui serait archevêque, elle une intellectuelle éloignée des réalités de la vie etc… . Chacun occupait la place qui lui était assigné, sur un coin d’étagère voir même dans un carton. Le carton, c’est la pierre tombale du classement. On le range dans le fond d’un grenier et s’il vient à être déplacé, c’est parce qu’on a besoin de place ou qu’il faut déménager.

Un jour alors que je rendais visite à mes parents, mon père m’invita à l’accompagner au garage qui ne servait plus à garer sa voiture puisqu’il devenait trop dangereux pour lui et pour les autres qu’il conduise. Il l’avait vendue. Par- contre le garage se trouvait encombré si je puis exprimer ainsi, de choses classées du sol au plafond. Je ne sais plus ce qu’il voulait me donner mais il fut incapable de trouver. Il s’est alors assis sur un tabouret, leva son visage vers moi, son regard en partie dissimulé par ses paupières affaissées et déclara avec la voix blanche qui le caractérisait : « Je suis fichu.». Il répéta deux ou trois fois « Je suis fichu. » en tournant une main à l’intérieur de l’autre.

Tous les deux, lui assis, moi debout, étions témoins de l’écroulement de nos deux mondes. Il n’y avait plus de classements possibles. A vrai dire il n’a jamais su véritablement où me classer. Cela ne servirait à rien de lui en vouloir, certes j’ai passé une partie de ma vie à passer d’une étagère à l’autre sans changer d’étiquette car il remettait rarement ses décisions en cause.

Alors oui, l’erreur est humaine. Quelques jours avant de disparaitre, ne m’a-t-il pas murmurer au creux de l’oreille, « Je crois qu’avec toi, je me suis trompé. ».

Ce n’est pas que je sois particulièrement inclassable, sans doute que je ne savais pas exprimer mes désirs, peut-être n’était-il pas attentif.

A mon tour je classe mais les êtres humains, je n’ai jamais su, celles et ceux qui me sont le plus proches, je n’ai jamais pu.

26 septembre.

A dix ans, elle sautille à cloche-pied en poussant un objet dans un rectangle : elle joue à la marelle.

A vingt ans, elle observe sa silhouette en passant devant les vitrines des magasins.

A trente ans, elle pousse un landau et protège son enfant des rayons du soleil.

A quarante ans, elle porte un panier fort élégant avec les produits du marché.

A cinquante ans, elle tire un caddy bourré des produits du marché.

A soixante ans, elle achète deux sucettes chez le boulanger pour sa petite-fille impatiente.

A soixante-dix ans, elle écoute le pharmacien qui explique comment prendre ses médicaments.

A quatre-vingts ans… .

A quatre-vingt-dix ans… .

On ne la voit plus dans la rue cependant il y a des petites filles, des jeunes femmes, des mères de famille et des femmes aux cheveux blancs qui arpentent les trottoirs en traçant l’infinitude de la vie laquelle n’est enfermée dans aucun espace clos.

En relisant le Tao Te King de Lao-Tseu, je comprends mieux ce que je viens d’écrire :

« L’espace entre Ciel et Terre

N’est-il pas comme un soufflet ?

Se vidant, il ne s’épuise pas.

Plus il est actionné, plus il exhale. ».

(Traduction de Marcel Conche)

27 septembre.

L’infini d’un paysage ne peut l’être car le champ de notre vision est toujours borné. Pourtant il m’arrive souvent de contempler, disons une scène bucolique qui ressemble à ces tableaux du XIXème mais aussi la mer, le sommet des montagnes bref tout ce qui participe à faire un paysage et de me dire que l’infini se trouve devant moi. Je ne distingue alors plus aucune limite. Je plonge à l’intérieur du cadre et joue à me perdre.

Je remonte toujours à la surface du paysage, je reprends mon souffle somme si la plongée en apnée avait été un peu longue. Et de reprendre le chemin en me disant qu’il ne faut plus tarder car la nuit va tomber.

28 septembre.

Il est assis dans un endroit fermé avec pour seule ouverture, une meurtrière. La lumière du jour pénètre dans cet endroit naturellement obscur, suffisamment pour s’habituer au défilement des heures. Mais l’heure lui importe peu, le temps qui passe n’est pas ce qui l’anime ou ce qui aurait pour conséquence de le désarticuler. Seule importe la vie derrière la meurtrière, le défilé ininterrompu des gens. Ils sont enfants, adultes mais il y a aussi des animaux et quelques fois des arbres majestueux, souvent solitaires. Ils donnent l’impression de glisser devant lui en agitant leurs feuilles quand ils ne les ont pas perdues.

Sa position qu’on pourrait comparer à celle d’un vigile ou d’un gardien de je ne sais quel royaume perdu, n’aurait aucun sens s’il ne tirait avantage de l’observation appliquée des êtres en mouvement. Ce qui rend sa vie si particulière consiste à nourrir sa mémoire visuelle et auditive. Ce sont les seuls sens qu’il possède car il n’a aucune possibilité d’approcher hommes et femmes qui cheminent devant la meurtrière. Au début il tentait d’appeler mais le son de sa voix ne dépassait jamais l’espace clos de cet étrange tombeau.

L’homme assis se souvient de tout. Il a vu se dérouler sous ses yeux l’histoire du pays auquel il pourrait appartenir s’il jouissait d’une quelconque reconnaissance. Il est capable quand il le souhaite, le plus souvent la nuit, de se rappeler la morphologie des hommes de la préhistoire, il se souvient des costumes, des vêtements plus simples d’aujourd’hui. Mais ce qui provoque plus que tout son émotion, c’est de réentendre les voix. Il déroule dans son cerveau ce qui pourrait être une bande magnétique. Elle reproduit avec une grande précision les graves et les aigües, les rythmes et les soupirs. Sans l’avoir décidé, il s’est invité dans toutes les conversations sans y participer vu son éloignement et son enfermement.

L’homme assis, à l’écart des autres, ne cesse de tourner les pages d’un grand livre d’images animées. Il se sent tellement proche de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants qui défilent sous ses yeux mais ne repassent jamais. Pour ne les avoir vu qu’une seule fois, sa force de captation est considérable. S’il ne possédait pas jusqu’à la démesure, le talent de s’approprier le souvenir, sans doute qu’il ne développerait aucune émotion et que le sentiment par nature invisible, ne participerait pas à faire de lui un être vivant.

Pourquoi se trouve-t-il là comme tant d’autres, pourquoi aussi longtemps et pour combien de temps encore dans cette oubliette avec pour unique activité, l’observation de la vie en mouvement, il ne le sait pas. Peut-être existe-t-il pour ne jamais savoir. Ne serait-ce pas le résumé et la conclusion de sa présence ici, au milieu de nous, comme nous tous pris séparément, je dirai « individuellement » si ce type d’existence pouvait se confondre avec celle d’un individu. Sous notre regard d’homme assis sur une chaise, la vie décline sa finitude dans l’infinitude des sens.

Derrière nos meurtrières, nos cœurs battent au rythme du non-sens.

29 septembre.

Je réalise à quel point en lisant le Guépard (Il Gattopardo)de Tomasi di Lampedusa (traduction française), notre façon d’écrire a changé. Le vocabulaire multicolore, la syntaxe riche, louvoyante et soyeuse autant que les palais siciliens font de cette littérature un bijou dans un écrin, un parfum échappé d’un flacon antique. Aujourd’hui nous utilisons le plus souvent les mots avec la rapidité d’un renard qui volerait des grappes de raisins sans attendre qu’elle mûrissent. La qualité de la traduction nous rend la richesse d’une langue italienne marquée par le XIXème siècle. La splendeur des palais siciliens à l’égal de l’écriture de Lampedusa relèvent un peu plus notre désaffection du langage comme je l’écrivais par ailleurs en utilisant la métaphore, l’arête sans le poisson. Comparer un texte de Chateaubriand avec celui de Duras revient à disposer côte à côte Rubens et Mondrian.

Cependant malgré nos manières contemporaines d’utiliser la langue comme de désosser un lapin, l’art demeure dans son étrangeté avec la crainte qu’il n’y ait plus assez d’os pour retenir la chair et que nous nous trouvions comme Christo, dans l’obligation de recouvrir notre incapacité à créer,d’un voile sans transparence pour dissimuler la médiocrité de nos productions.

30 septembre.

Dois-je l’avouer, au risque de paraitre ridicule, à mon modeste niveau, je m’efforce de construire une petite œuvre.