2 octobre 2021, Saint-Nom la Bretèche.

Au bord du périphérique, un homme en costume et cravate. Au bout de son bras gauche, un porte documents noir en sky peut-être en cuir. Le visage ridé, des cheveux blancs, il a porté sa main droite en visière, posée sur le front, face au soleil qu’il regarde derrière ses lunettes rondes. Probablement proche de soixante-dix ans, l’homme au bord du périphérique, l’épaisseur d’une silhouette, donne l’impression de chercher son chemin mais il est ébloui par les rayons du soleil. Comment est-il arrivé là, aucune station de bus et les immeubles sont loin. Difficile d’imaginer qu’il a marché jusqu’à cet endroit où à tout moment il pourrait se faire accrocher par une voiture, sans parler du roulement assourdissant des véhicules lancés à pleine vitesse.

Il nous arrive de croiser des êtres qui viennent de nulle part. Ils marchent inlassablement vers un ailleurs qu’ils semblent seuls à avoir identifié. Cet homme dont il n’est pas difficile de comprendre qu’il n’a pas atteint le bout de son histoire, reste pourtant immobile jusqu’à ce qu’il progresse à nouveau en risquant de traverser une route à deux fois trois voies, le porte-document fortement tenu dans sa main gauche.

Les hommes sont parfois comme les chiens et les chats, ils poursuivent un but sans se méfier du danger. Alors ils se font renverser, le porte document volera sur le bas-côté. Il ne restera plus rien du chemin utilisé encore moins de la distance qui restait à parcourir et de l’espoir d’atteindre un but.

Un secouriste trouvera le porte document, l’ouvrira à la recherche de quelques informations mais il sera vide comme seront les poches de son costume.

Souvent les hommes ne portent aucune identification comme les chats et les chiens sans colliers.

3 octobre.

Ecrire est aussi un entrainement à ne pas s’aimer.

4 octobre.

Il n’est rien d’autre qu’un être massacré par la mélancolie. Rien d’autre, vraiment.

5 octobre.

Dimanche dernier, lecture devant un public de ma nouvelle « Le Vinyle ». Je n’avais rien préparé me souciant assez peu de ma présence et du rôle que je devais tenir. La revue Rue Saint Ambroise avait organisé très simplement la série de lecture par les candidats lauréats du concours de la nouvelle.

J’ai donc lu mon texte, curieusement je me suis laissé emporter. Pendant la lecture, j’avais envie de danser. Sans effort il me semble avoir trouvé le ton, débarrassé du tract qui habituellement m’immobilise dans ce genre de circonstance.

6 octobre, Boulogne sur mer.

Visite de l’aquarium Nausicaà.

Avec le réchauffement de la planète, l’eau douce manquera mais l’eau salée occupera une surface encore plus importante qu’aujourd’hui. Alors peut-être nous (re)deviendrons poissons. Nos bras se transformeront en branchies, nos deux jambes se scinderont l’une à l’autre pour se transformer en nageoire caudale. Qui sait si dans quelques milliards d’années, nous redeviendrons des hommes et qu’à nouveau nous ferons subir à notre planète un si mauvais traitement qu’elle se recouvrira à nouveau d’eau de mer. Qui sait ?

En attendant, je t’imagine poisson dans un costume noir intense et une nageoire caudale jaune vive. Que tu seras belle au milieu de tous nos camarades peinturlurés et extravagants. Il y aura bien sûr quelques monstres, des féroces et des balourds, mais cela nous changera peu de nos habitudes terrestres. Nous nous promènerons dans des forêts de coraux, nous participerons tous les jours au carnaval des fonds marins. Ce sera la belle vie et nous aurons de nombreux petits poissons.

Mais pour créer un monde pareil, faut-il vraiment tout miser sur la responsabilité d’un Dieu anthropomorphe ? N’y aurait-il aucune place pour une quelconque force inexplicable qui dépasserait largement le pouvoir de notre imagination, quelque chose sans forme précise, qui ne nécessiterait aucune foi particulière souvent avilissante et destructrice ?  Un Rien, un Tout qui nous débarrasserait de la violence spirituelle mais sans nous soustraire à nos obligations qui seraient de l’ordre de la morale et de la charité.

L’hippocampe est l’être vivant qui m’a le plus fasciné lors de cette visite. J’ai observé longuement ses déplacements latéraux entrainés par une nageoire dorsale sans cesse en mouvement, sa grâce et ce crâne qu’on ne voit que de profil sur la partie supérieure d’un corps minuscule en forme de point d’interrogation. Il y a quelque chose d’humain dans le regard d’un hippocampe, l’expression d’un monde très ancien dont il est le seul à avoir retenu l’existence. Devant sa présence je ressens une sorte de vertige, celui de l’incompréhension et de la fascination.

8 octobre, Wimereux.

Après une journée de grisaille, terre, mer et ciel enveloppés dans un même papier de couleur dégradée du bleu nuit pour atteindre des valeurs peu élevées de gris clair, aujourd’hui le jour est sorti difficilement d’une obscurité plus tout à fait nocturne, accompagné par le soleil qui progressivement cherche des aspérités pour ricocher comme un caillou plat à la surface de l’eau. Mais ici aucun relief, guère d’aspérité pour refléter l’écho lumineux, la lumière se vide comme tâche d’huile, lentement accroche la crête blanche des vaguelettes à marée basse, s’étire sur la plage de sable encore gorgée d’eau, stationne dans un creux avant de rejoindre la mer puis s’attarde à nouveau sur un navire au loin, le punaise à cheval sur l’horizon puis un autre et encore un autre qui font route vers l’Angleterre où descendent le rail en direction de la Méditerranée. Des tâches rousses, presque rouges, des claquements de lumière argentée, sur le devant de la scène des goélands paisibles arpentent le sable sans jamais parvenir à lui donner une dimension précise. Ici les distances enjambent les bornes, sautent par-dessus les rouleaux, se pendent à l’horizon en abandonnant un peu d’infini derrière, incapable de mesurer l’infini devant.

Le regard ne se pose pas, il glisse en s’aiguisant comme une lame sur une meule. D’est en ouest, du nord au sud, il fouille dans le vide qui ressemble à un amoncellement de chiffons ou de draps sans couleur, sans forme et sans texture. Il recherche un endroit où tout aurait commencé, l’émancipation du vide, l’étonnante petitesse de l’individu accroché à son filet, la lenteur océane des mots qui s’évaporent. Le paysage ainsi réduit à sa vastitude semble en dissimuler un autre encore plus grand, plus lointain, à la fois derrière et devant, inconciliable avec nos besoins de repères. Mais ne sommes-nous pas engagés dans l’exploration d’horizons qui s’emboitent telles des poupées russes, sans jamais être assuré d’atteindre une fin.

A hauteur du niveau de la mer, le vertige n’est pas un vain mot.

9 octobre, Saint-Nom la Bretèche.

Derrière le journal, une vanité. Non je ne le pense pas, plutôt un exutoire pour s’efforcer de ne pas perdre le fil, celui qui relie rien à davantage.

10 octobre.

Entrer dans une gare, prendre le premier train en partance sans se soucier de sa destination.

Suivre une route départementale jusqu’à vider la jauge à essence et se retrouver dans un endroit inconnu.

Regarder une carte, observer les courbes de niveaux et suivre un sentier en imaginant les montées et les descentes, les paysages et la fraicheur matinale.

C’est cela écrire, s’approvisionner de mots pour se perdre méthodiquement dans le réseau de l’indicible.

12 octobre.

Seul l’élan spirituel importe.

Ce ne sont pas les mots qui font la prière, c’est prier. Peu importe le Dieu à qui la prière est adressée car l’acte spirituel dépasse la connaissance ou l’identification d’un Dieu. Quand un homme prie, il s’efforce de se rapprocher de celui envers qui il a toute confiance mais ce n’est pas Dieu qui est important. Ce qui compte, c’est de transformer la prière en action. Prier ne donne pas la connaissance, il la dépasse et la contourne.

Les religions monothéistes sont des leurres qui pourtant pourraient être appréciables si elles n’étaient responsables d’autant de crimes et d’injustice. Elles nous apprennent l’application à la prière mais sans nous libérer car il faut respecter le dogme. Alors que la prière qui s’adresse à l’immense nudité du vide, est une extension de soi sans Dieu. Elle n’est pas prière parce qu’elle est parole, elle est prière parce qu’individuellement dans le secret de notre être, (de notre âme ?), quelque chose d’immatérielle se produit. Identifier les Dieux, respecter les dogmes devrait nous inciter à ne pas s’y arrêter. Prier c’est laisser derrière soi les bornes, les tables d’orientation, les marques pour pénétrer dans un lieu sans lieu, et faire de notre être l’unique raison d’être.

La prière est un acte innocent, à la fois geste de simplicité et de dénuement. Regarder un couple de mésanges nourrir à tour de rôle la nichée, être seul sur le pont du navire en écoutant la mer, apprécier la beauté d’un être, c’est franchir le seuil de la prière. Malgré les horreurs auxquelles nous sommes le plus souvent indirectement confrontés rien ne nous interdit de chercher la beauté.

Notre sensibilité envers ce qui est beau est une clé qui ouvre la prière. Le beau nous oblige. Le beau nous pousse à se rendre au-delà, à franchir nos limites.

Le cheminement que nous effectuons au-delà du beau, c’est la prière.

14 octobre,

Je ne retiens rien de précis comme plongé dans un environnement délétère. Autour de moi la vie, à l’intérieur aussi mais comment l’exprimer. Empêché, retenu, freiné, écarté, autant de qualificatifs qui m’éloignent du centre, me laissent à la périphérie. Pour combien de temps encore. Pourtant le travail ne manque pas. Des récits à corriger, d’autres qu’il faut achever et puis ce journal, tentative d’empreintes, jour après jour, alors qu’il n’y aucune raison de laisser ses empreintes comme les cailloux blancs du Petit Poucet. Proche de l’achèvement de la perte, les petits cailloux abandonnés derrière moi ne changeront pas ce qui est programmé, encore moins n’inciteront personne à les suivre dans le désir hasardeux de me retrouver ou d’utiliser mes empreintes comme une courroie de transmission.

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