LA DAME AU CADDIE

Autour du banc, la neige s’est retirée comme mer à marée basse, laissant çà et là des miroirs brisés d’une mince épaisseur, emprisonnés dans des alvéoles de terre. Le vent de fin d’hiver s’engouffre dans les artères de la ville; quelques passants marchent légèrement courbés, les visages protégés par des écharpes en laine. Chacun son chemin sans se soucier des odeurs et du bruit, encore moins des autres, seul le temps rythme l’existence.

L’hiver tirait en longueur alors qu’avril brasse déjà des quantités de bourgeons non éclos et le retour des oiseaux migrateurs.

A proximité du banc, sur l’allée qui longe la voie ferrée, les jardiniers avaient planté l’automne dernier des massifs de fleurs. Aujourd’hui ce sont des damiers noirs encerclés de plaques de neige. Il est encore tôt pour observer les enfants se rendre à l’école; seuls les oiseaux se poursuivent de branches en branches en tirant des cordons invisibles par-dessus les rues.

Depuis bientôt une heure elle pousse son caddie. Après s’être arrêtée chez le boulanger pour prendre la moitié d’un pain qu’il ne lui fait pas payer, elle se dirige vers le banc. La côte est un peu difficile, les roues du caddie tournent sur elles-mêmes mais elle pousse son chargement avec détermination.

Les couches de vêtements qu’elle porte pour se protéger du froid augmentent son obésité apparente. De la laine épaisse, un bonnet et des vieux gants couvrent une partie du corps, sous la ceinture une robe sans forme. Quelques griffes et des petits hématomes se devinent au-dessus des chaussettes blanches qui disparaissent dans la gueule ouverte d’une paire de bottines noires.

Le visage rond, les lèvres recouvertes d’une pâte rouge lui donnent un air de vieux sac en cuir abimé par le temps. Une chevelure abondante de couleur grise et pailletée de mèches jaunes recouvre ses épaules.

Elle pousse son caddie bourré de sacs publicitaires, récupérations diverses, certains fermés par des bouts de ficelle, les plus gros au fond, pour rejoindre le banc situé à quelques mètres. A l’intérieur de ses poches sont entassés des objets collectés au cours de ses tournées dans les rues, les parkings et les arrière-boutiques. Ils serviront bien un jour.

Elle continue d’appuyer fortement sur l’arrière du caddie de façon à sortir de terre les deux petites roues situées à l’avant pour qu’elles ne s’enfoncent pas dans l’herbe. Cela nécessite un peu d’effort pour atteindre le banc. Un train de banlieue passe en sifflant, le sol se met à trembler comme s’il avait été découpé dans un carton épais. C’est à peine si elle se rend compte de tout ce vacarme, son but, s’assoir au plus vite et ranger le caddie à ses côtés comme une cage ouverte à tous les vents.

Une fois assise elle dispose sur ses genoux, avec des gestes précis les plis amples de sa robe, non sans les avoir tirés de chaque côté et vers l’avant afin de couvrir le plus possible la nudité de ses jambes. En ouvrant un sac avec précaution, elle marmonne du bout des lèvres. Fermé avec un nœud qu’elle avait mis du temps à serrer à cause du froid, ses gros doigts peu agiles glissent sur l’ouverture pour finalement retirer un objet rose avec un cadran et des touches, quelque chose qui ressemble à un téléphone. Une fois le sac refermé, la dame au caddie observe l’appareil en le faisant tourner dans tous les sens dans le creux de ses deux mains. L’inspection terminée, elle saisit l’appareil de la main gauche et avec l’index de la main droite, frappe les touches me semble-t-il au hasard. Elle approche l’appareil de son oreille en soupirant :

« Allo ! Allo ! ».

Silence.

« Allo ! Tu m’entends ? »

Nouveau silence.

« Dis donc, le son n’est pas très bon. Tu es sous un tunnel ? Je te demande si tu es sous un tunnel. Il parait que le téléphone ne fonctionne pas bien sous les tunnels. Allo !, tu pourrais me répondre ! ».

De branche en branche un oiseau dans le froid.

« Tu dois avoir chaud chez les Chinois. Ici c’est encore l’hiver au printemps. Ils t’embêtent pas trop les Chinois ? Je comprends, tu t’en débrouilles. Ici on n’en voit pas beaucoup ou alors dans les trains, toujours ensemble. Je ne vois jamais un Chinois seul. C’est peut-être parce qu’ils sont nombreux. ».

Le train de huit heure quarante-cinq file à quelques mètres du banc.

« Tu sais, ici y a toujours du boucan. Les trains, les avions et quelques fois les bateaux. Mais dis-moi, tu prends soin de toi ? Est-ce que tu mets le pullover que je t’ai tricoté ? Le vert pomme avec des grosses mailles ? Fais attention à toi car les Chinois y sont pas tous gentils. ».

Plus rien sur la voie, quelques papiers gras et les feuilles d’un journal qui s’envolent.

« Tu m’écoutes quand je te parle ? Tu pourrais répondre ou me raconter quelque chose. Tu manges le riz avec des baguettes ? Allo ! Tu passes encore sous un tunnel ? Le riz tu le manges comment ? Dis-moi encore, tu as une petite amie ? Elle est pas Chinoise j’espère ! Tu vas pas revenir avec une Chinoise. Mais quand reviens-tu ? Demain? Je viendrai pas te chercher, mon caddie veut pas. Mon caddie déteste les aéroports, il dit qu’il a assez voyagé. Il préfère rester à côté du banc. Tu es amoureux ? Oui je suis ta mère. C’est ta mère au téléphone ! Allo ! Mon p’tit bonhomme tu es loin. Quand tu reviens? Car tu vois, moi je suis toute seule avec mon caddie. Y a plein de choses dedans mais y a pas toi. Quand tu as pris le bateau, tu aurais pu me dire au revoir, me faire la bise.

Allo ! Pourquoi t’es parti ? »

Une jeune femme tire deux enfants derrière elle, cela fait quatre mains qui se tiennent les unes aux autres.

« Tu voulais plus aller à l’école ? Sur quel bateau tu es parti, le Sea Mother, le Lita ? Ah tu es parti sur l’Antonia. Oui sur l’Antonia, le bateau rouge et bleu, très gros. Il venait souvent, je me souviens maintenant. Dis-moi mon petit, ta Chinoise elle te fait pas des pullovers. Y a que moi qui sait les faire. Ah oui, elle ne fait rien pour toi. Je trouverais bien dans mon caddie des bouts de laine. On me prêtera peut-être des aiguilles mais c’est que tu dois être grand maintenant. T’es grand comment ? »

Un gros nuage noir stationne au-dessus du banc.

«  Quand tu reviendras, tu me trouveras assise sur le banc. C’est facile, à côté de moi il y a un caddie avec dedans plein de sacs. Tous les jouets que je trouve, je les prends et les garde pour toi. Tu voudras plus repartir. Plus jamais tu ne repartiras et moi je te suivrai partout. Sans toi je ne sais pas où aller alors tu comprends,  je fais en sorte de ne pas m’égarer. D’ailleurs le téléphone, je le garde pour toi comme ça tu pourras appeler ta Chinoise. Ta Chinoise quand elle nous entendra rire tous les deux, elle voudra venir. Mais tu lui diras que c’est pas la peine. Que t’es avec moi. Que je suis ta maman qui te tricote des pullovers et qu’avec moi tu n’as jamais froid, tu lui diras. Mon p’tit bonhomme, dis-moi quand tu rentres. Je comprends, tu es très occupé mais quand même ça fait long. Je t’attends. Surtout ne t’inquiètes pas, je t’attends. Je vais aller boire quelque chose de chaud. Il y a une maison plus bas qui donne à boire et à manger à des gens comme moi. On fait la queue mais ils n’ont pas tous un caddie. Ta mère est bien organisée, tu sais. Je t’embrasse mon petit. Je t’embrasse ».

La dame au caddie range le téléphone de la poupée Barbie dans le sac qu’elle ferme en faisant deux ou trois nœuds. Lentement elle descend le talus avec précaution pour ne pas glisser.

C’est le train de neuf heures quinze qui fait peur aux oiseaux.

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