28 décembre 2021, Saint-Nom la Bretèche.

Tous les matins, je me regarde dans le miroir de la salle de bains en souriant. Je ne pense pas à devenir quelqu’un d’autre, sans doute par lassitude d’avoir tenté si souvent d’être un autre que moi. En revanche je saisis le manche de la brosse à cheveux, je la lance en l’air et la rattrape d’une main. Alors je me sens soudain très fort car jamais je ne la manque.

La journée peut commencer.

31 décembre,

En ces périodes de fin d’année, la télévision nous propose des films considérés comme incontournables, des films culte.

Il y a plusieurs dizaines d’années, il était difficile d’échapper à La Mélodie du bonheur, Mary Poppins ou Belle et Sébastien. Aujourd’hui les films retenus sont Le Père Noël est une ordure, Les tontons flingueurs, Les Bronzés font du ski et Les Dix salopards.

S’il m’arrive de les regarder avec plaisir mais avec une certaine nonchalance, en prenant le temps de prendre un café ou de faire une pause pipi car je connais l’histoire par cœur, je me demande à quel moment le glissement textuel est apparu. Passer de La Mélodie du Bonheur au Père Noël est une ordure , de Belle et Sébastien aux Tontons flingueurs est incontestablement la marque d’une évolution de société où il est en droit de se demander où est passé le bonheur et ce qu’il nous reste de la mélodie.

Il est vrai qu’autrefois nous avions des saisons, il ne faisait pas dix-sept degrés à Noël et le Père Noël ne ressemblait pas à un sac poubelle.

Bref, il ne faudrait pas terminer l’année sur une note sarcastique et laisser croire que je me laisserai entrainer à penser que c’était mieux avant. Véritablement, ce n’est nullement ma façon d’imaginer l’avenir.

Pour fêter ce dernier jour de l’année, je n’ai quasiment rien fait. A dire vrai cela fait déjà plusieurs jours… . Enfin depuis une semaine j’ai commencé l’écriture de ce qui sera peut-être un roman. Comme l’écrit Stephen King, c’est seulement une fois atteint la centième page qu’il est possible de juger si l’auteur s’achemine vers un roman ou pas. Avec mes quinze pages, sans avoir été corrigées ce qui généralement réduit de trente pourcent la totalité du texte, je reste calme mais déterminé.

Ce roman s’il venait à être écrit, ne sera pas une autofiction, genre fort à la mode actuellement mais une fiction tout simplement.

La fin de l’année approche, je ne sais s’il se passera grand-chose avant la nouvelle. Qu’importe, je m’en souhaite une bien bonne ! (aux lecteurs égarés, aussi.).

Minuit : nous nous serrons fort dans les bras l’un de l’autre et nous chantons : « C’est un petit chemin qui sent la noisette… ».

1er janvier 2022, Saint-Nom la Bretèche.

Ecouter « Winterreise » de Franz Schubert est un plaisir dont je ne me lasse pas. Ma version préférée mais cela n’a rien de très original, est chantée par le bariton Dietrich Fischer-Dieskau qui je crois l’a enregistrée plus d’une vingtaine de fois avec des pianistes différents. Jörg Demus est au piano dans la version que je possède.

Plaisir aussi sans cesse renouvelé de lire la langue allemande que j’ai toujours aimée, tant par sa musicalité que par l’écriture. Ce fut la première langue étrangère à laquelle je m’étais confronté, après quelques heures de latin vite oubliées. Je n’étais pas un bon élève comme dans la plupart des matières hormis le français mais je découvrais les Romantiques Allemands et Gaspard David Friedrich à l’origine de nombreuses de mes inspirations.

Pour en revenir à Winterreise, je suis surpris par la traduction du Lied 20, Der Wegweiser. Le poteau indicateur en français, The Signpost en anglais.

La quatrième strophe du troisième paragraphe se lit en allemand comme ceci :

« Ohne Ruh und suche Ruh. »

En français et en anglais, les traductions sont ainsi :

« sans halte, en cherchant le repos. »

« unresting, in search of rest. »

Je suis surpris par la pauvreté du vocabulaire allemand et anglais. L’utilisation simultanée des mots « ruh » et de « rest », « unresting » n’étant qu’une déclinaison de « rest ».

Le français fait la différence entre la halte et le repos.

Reprenons les deux dernières strophes pour une meilleur compréhension:

« et je marche sans répit,

Sans halte, en cherchant le repos. ».

L’italien utiliserait « la sosta » pour « halte » et « il riposo » pour « repos ».

Le repos vient après une halte. Faire une halte n’est pas encore se reposer, c’est une action simple qui va introduire une autre action, pas nécessairement se reposer. La nuance est importante et n’apparait pas en allemand et en anglais.

Dans les films retraçant les évènements de la deuxième guerre mondiale, il se trouve toujours un allemand pour hurler « Halt ! ». Il n’y avait malheureusement guère de repos à en attendre.

L’allemand utilise aussi le terme « Erholung » mais davantage pour indiquer une pause après un exercice ou un travail. Il apporte une nuance d’ordre administrative alors que « Ruh » est un terme poétique et littéraire.

J’apprécie le mot « repos » que j’associe à une porte ouverte sur la méditation, le silence et peut-être la prière.

5 janvier.

Je n’avais pas lu un ouvrage de Pierre Loti, peut-être Pêcheur d’Islande dans mon enfance, considéré comme son seul et unique ouvrage à lire.

Le temps a passé, je viens d’achever la lecture de Pêcheur d’Islande, Aziyadé et Fantôme d’Orient.

Le premier a un peu vieilli, plus particulièrement la seconde partie quand le navire Léopoldine s’engage dans sa dernière campagne de pêche hauturière.

Cependant on croise des bonheurs d’expression : « Elle rencontra son vieux galant, assis à une porte, très tombé depuis les froids de l’hiver », une belle écriture : « Avec cette espèce d’aube qui naissait, les yeux s’ouvraient davantage et l’esprit plus éveillé concevait mieux l’immensité des lointains ; alors les limites de l’espace visible étaient encore reculées et fuyaient toujours. ».

Souvent le don pour décrire les couleurs, saisir les ombres et les transparences ce qui fait dire à André Suarès, « qu’une page de Loti est une aquarelle qui chante » et d’ajouter « Loti a été le grand impressionniste. ». Constat que je partage entièrement.

Ma surprise se trouve davantage dans la lecture d’ « Aziyadé » suivi de « Fantôme d’Orient. ».

Quel étrange premier roman construit à l’aide d’un Journal, de lettres, d’évènements historiques et de descriptions majestueuses d’Istanbul (Stamboul à l’époque).

Tout est étrange jusqu’à l’identité sexuelle d’Aziyadé, les rapports amoureux, Achmet n’était-il qu’un ami ? Peut-être. L’écriture est moderne, l’histoire à la fois autobiographique et romancée se trouve chargée d’émotion. Sans retenue, j’ai dégusté page après page l’aventure amoureuse de Loti et d’Aziyadé. J’ai été fasciné par les descriptions de Stamboul, l’ambiance qu’il s’en dégage, la cruauté et la joie comme un fil continu de la première à la dernière page.

« Fantôme d’Orient » qu’il faut lire à la suite, nous raconte le retour de Loti à Istanbul une dizaine d’années après avoir abandonné Aziyadé. Retour fait de remords mais aussi une longue promenade funèbre au milieu des cimetières. Une fois encore on voit les éclairages, on imagine ce qu’un metteur en scène pourrait accomplir à la lecture de ce texte d’une grande beauté sombre.

Qu’on est loin de « Pêcheur d’Islande » qu’il écrira sept ans après « Aziyadé » lequel ne connaitra pas le succès du premier. La complexité psychologique des principaux personnages du second ouvrage est, il me semble, plus intéressante que dans le premier où tout est assez convenu.

Au début d’« Aziyadé », Loti écrit à William Brown :

« Il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de morale, rien n’existe de tout ce qu’on nous a enseigné à respecter ; il y a une vie qui passe, à laquelle il est logique de demander le plus de jouissances possible, en attendant l’épouvante finale qui est la mort.

Les vraies misères, ce sont les maladies, les laideurs et la vieillesse ; ni vous ni moi nous n’avons ces misères là ; nous pouvons avoir encore une foule de maitresses, et jouir de la vie.

Je vais vous ouvrir mon cœur, vous faire ma profession de foi : j’ai pour règle de conduite de faire toujours ce qui me plait, en dépit de toute moralité, de toute convention sociale. Je ne crois à rien ni à personne, je n’aime personne ni rien ; je n’ai ni foi ni espérance.

J’ai mis vingt sept ans à en venir là ; si je suis tombé plus bas que la moyenne des hommes j’étais aussi parti de plus haut. »

Le ton est donné.

En 1879 les éditeurs ne se sont pas précipités pour éditer le premier roman d’un jeune auteur alors inconnu, en fait édité sans nom d’auteur, qui deviendra rapidement lieutenant de vaisseau et sillonnera les mers sur des navires de guerre avant d’être démobilisé en 1918.

La modernité d’ «Aziyadé » s’oppose à l’extrémisme ambiant, au refus de certains de voir que l’Islam est une grande civilisation, qu’elle n’a pas toujours été opposée au christianisme et qu’au lieu d’imaginer le grand remplacement, nous aurions plus à gagner à réaliser le grand rassemblement. Mais il est vrai qu’il faut une dose d’utopie fort éloignée de la compréhension des mêmes qui s’agitent comme de la valetaille dans une cage à poules en jabotant des pensées courtes.

6 janvier.

Visite de l’exposition Anni et Josef Albers au Musée d’Art moderne. Une des plus belles expositions que j’ai vues ces derniers mois, à dire vrai je n’en ai pas vu beaucoup, la crise sanitaire rendant quelque fois difficile l’accès aux évènements culturels.

Il se dégage du couple une joie créatrice qui les relie jusqu’à la mort. Salle après salle, il m’est arrivé de me demander s’ils n’avaient jamais été confrontés à un manque d’inspiration. J’ai assisté à une suite heureuse de remise en question. Aucun support ne leur semble suffisant, ils voyagent d’une matière à l’autre : le verre plaqué sablé, le bois, le fil de fer, le métal peint, clous, grillages et perles, les tirages gélatino-argentiques, les tissus, les aquarelles, les huile sur Masonite, les gravures et gouaches sur papier, le coton et la rayonne.

Bref, l’inventivité ne cesse jamais. Leur vie artistique a commencé avec le Bauhaus dans les années 20 pour se poursuivre et s’achever aux Etats-Unis qu’ils avaient rejoint dans les années 30.

« Apprenez à voir et à ressentir la vie, cultivez votre imagination, parce qu’il y a encore des merveilles dans le monde, parce que la vie est un mystère et qu’elle le restera. »

« Je n’ai construit aucune théorie. J’ai seulement essayé de développer des yeux sensibles. ».

« Être créatif n’est pas tant le désir de faire quelque chose que d’être à l’écoute de ce qui souhaite être fait : ce que nous dictent les matériaux. ».

7 janvier.

Je pense tenir mon sujet. L’écrire va être long à moins que soudainement un évènement extérieur vienne me désarçonner. Il suffit de peu de choses pour rendre le cheval de l’écriture irascible et malveillant. N’empêche il va falloir arriver au bout quitte à se remettre en selle.

Ecouté Edgar Morin. Conférence sur le cinéma à la Villa Médicis. Deux choses m’ont ému, sa voix et sa déception de ne pas être populaire pour la bonne raison. Il aurait aimé être davantage reconnu pour La Méthode, ce qu’il considère être son ouvrage le plus important.

J’avais été fasciné par la lecture de La Méthode. J’avais alors vingt-neuf ans. En sortant cinq volumes de la bibliothèque, je réalise qu’il me manque le cinquième tome, entre le 4 et le 6. Je trouve des notes manuscrites, définitions et copies de diagrammes puis un très joli dessin de ma famille pour me souhaiter un joyeux Noël, des extraits de presse pliés et glissés dans les livres.

Edgar Morin, pour moi, c’est d’abord l’auteur de La Méthode, à la fois philosophe et sociologue de la complexité , de la communication et de l’alerte écologique.

(J’espère pouvoir trouver facilement le tome 5 aux éditions du Seuil).

8 janvier.

Un de mes bonheurs en littérature est de lire et d’écouter Pascal Quignard.

Il fait nuit, j’écris : « La nuit, instant de communion de l’âme avec l’univers nocturne. »

« Ceci n’est pas que la narration d’une histoire amoureuse » se dit-il comme s’il se surprenait à écrire un roman.

9 janvier.

J’observe avec admiration les femmes jolies mais j’assouvis ma faim en dévorant de plus en plus souvent des petits gâteaux. Je marche plus lentement, aucun rendez-vous à respecter alors rien ne presse. Je deviens un homme vieux mais toujours en augmentation intérieure, seul le corps me ralenti. Nous avons été si bien ensemble que je ne me donne aucun droit de m’y opposer. C’est ainsi, quel que soit la longueur de la route à parcourir, la rumeur intérieure ne s’éteint pas, constituée probablement de davantage de cendre que de braise, la chaleur est suffisante pour découvrir de nouvelles lumières, écouter de nouveaux chants. La vie est belle quand le cœur ne perd rien de sa sensibilité comme le pétale d’une rose sur lequel se poserait une abeille butineuse.

10 janvier.

La question que nous n’osons pas poser est de savoir si nous ne sommes pas trop nombreux à habiter cette terre car immédiatement la question suivante serait de savoir qui est en trop. Alors de nous regarder comme des bêtes, éprouver la monter de nos colères individuelles poussés par le désir de nous entretuer pour gagner un peu de terre, retrouver le goût ancien de liberté. Mais à quel prix ?

Celui de la honte d’exister.

11 janvier.

Il demande s’il connait le cinéma de Fellini. Il répond que non. Il a une trentaine d’années, j’en ai un peu plus du double. Soudain conscient de la signification de sa réponse négative, je réalise à quel point nous évoluons dans des couloirs étroits qui nous isolent. L’importance n’est pas tant de ne pas connaitre Fellini car moi aussi je ne connais rien ou si peu de ce qui l’entoure et l’enthousiasme. C’est sans doute ce qu’on appelle le conflit des générations, ce que je qualifierai « l’immobilité du temps », chacun dans le sien, enfermé isolément dans la tentative d’aimer qui n’est rien d’autre que le verbe du leurre.

12 janvier.

En lisant Gaston Bachelard et Michel Serres, je ne peux faire autrement que de les entendre. Ils ont en commun une identique sensualité de la voix. Je suis trop jeune pour avoir suivi les cours de Gaston Bachelard mais les documents de l’INA nous restituent avec fidélité son élocution, l’accent bourguignon et chantant, la joie qu’il nous donne en partage.

Michel Serres m’a très tôt enthousiasmé en lisant la série Hermès. Depuis j’ai assisté à ses conférences, je l’ai suivi lors de ses interventions télévisées, voir même incidemment côtoyé dans un restaurant parisien. Admirateur anonyme, ma table se trouvait à quelques centimètres de la sienne. Comme on dit d’un acteur ou d’une actrice : « Il est en vrai comme il est derrière l’écran. ». Comme je l’imaginais, chaleureux, volubile, taquin voir coquin, sa voix chantait le sud. Séducteur, ô combien !

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