3 juin 2022, Saint-Nom la Bretèche.

Maison des Associations à Saint-Germain en Laye.

Elles sont arrivées ensemble. En silence elles ont occupé les chaises vides sur cinq rangées de huit chaises chacune. Elles sont habillées avec soin mais sans ostentation, certaines portent des jupes courtes d’autres des pantalons. Les tissus colorés et les chaussures ouvertes donnent l’illusion que c’est l’été alors qu’elles ont été violement précipité en dehors de l’hiver. Elles voudraient bien que ce soit l’été car ce printemps n’apporte aucun bonheur, alors elles rêvent de retrouvailles, de récolter les baisers semés autrefois, de la maturité des fruits et du parfum des roses. Tout cela aurait un sens si c’était l’été, elles attendent patiemment le retour du soleil qui chauffe si bien leurs terres à blé. Justement on dit que leur terre est un grenier à blé, elles ne savaient pas jusqu’à aujourd’hui ce qu’était véritablement un grenier non plus qu’une cave.

Désormais elles ont appris que leur dernier hiver ne s’est jamais achevé, elles ont appris à habiter des lieux sombres et étroits, des ouvertures guère plus attirantes que la bouche d’un puits. Le grenier a perdu sa position à proximité du ciel, la cave s’est un peu plus enfoncée dans le sous-sol, elles les ont habité pour se protéger. Avec les enfants. Puis elles ont trouvé le chemin de l’exil, à pied, en voiture, à cheval peut-être. Avec les enfants. Elles sont sorties de l’hiver qui était devenu un tunnel plus sombre qu’autrefois, elles ont franchi les frontières, femmes de l’exil portant une tête à deux visages, un tourné vers la lumière, l’autre vers la séparation de l’être aimé. Elles ont franchi l’espace qui ne distribuait plus assez d’air, avant que leurs poumons n’explosent comme ces objets ovoïdes tombés du ciel, avec gravité et retenue avant de s’écrouler épuisées une fois la frontière franchie. Avec les enfants.

Cet après-midi, elles se sont assises dans la grande salle prêtée par la commune. Au fond de la salle sur leur droite, un goûter avait été dressé. Petits gâteaux, jus de fruit, café chaud et du thé. Face aux rangées des chaises, une estrade avec deux tables et des animateurs pour les accueillir. Ils ont parlé, à mon tour je les ai informées sur les possibilités que nous pourrions apporter pour les aider à s’intégrer dans notre vie sociale. C’est à ce moment que j’ai réalisé que la quarantaine de femmes assises devant l’estrade, entre trente et soixante ans, bien que ne parlant pas notre langue mais avec l’aide d’une traductrice, m’écoutait avec calme presque de la soumission. Leur présence donnait de la gravité à cette réunion mais sans apporter de tristesse, juste cette gravité qu’il m’était arrivé de croiser en observant une femme ou un homme de la rue à Bangkok, à Buenos Aires ou à Istanbul. Ce que j’identifierais comme étant de la gravité noble, celle qui ne se courbe pas mais aide à tenir le corps et l’esprit debout.

Deux visages disais-je, alors qu’elles nous regardaient tout en gardant l’autre partie du visage tournée vers l’arrière, en direction des chemins parcourus, des hommes qu’elles ont été obligées de quitter, des appartements et des maisons qu’il faudra reconstruire si un jour elles ont la possibilité de parcourir le chemin dans l’autre sens.

L’absence des êtres aimés pesait sans doute davantage que leurs présences. En les observant individuellement, je voyais au minimum deux personnes. Il est possible que certaines d’entre elles étaient accompagnées non seulement du mari ou de l’ami, mais aussi des parents trop âgés pour les suivre, de leurs frères et sœurs, de l’amant d’un jour. Car arrivé à ce degré de dénuement, toute relation de cœur résonne quelquefois de façon démultipliée. Il nous fallait embrasser non seulement  quarante Ukrainiennes mais tous les absents dont le nombre ne cesserait d’augmenter à mesure que les destructions aveugles s’intensifieront. Voilà ce que j’ai pensé à ce moment.

Mais il ne fallait peut-être pas. Comme il ne fallait pas ressentir la honte devant ce que l’homme fait à l’homme, depuis si longtemps, ne rien laisser paraitre seulement l’empathie que chacune de ces femmes assises devant nous, attend. Une empathie droite, quasiment verticale comme la gravité qui les empêche de s’arcbouter pour qu’ensemble, nous nous efforcions de construire une relation dans l’unique but, empêcher nos frères et sœurs de tomber plus bas.

Une empathie debout.

5 juin 2022.

Si je n’ouvre pas l’œil vers six heures du matin, c’est le corps qui commence à s’animer, les jambes entament un mouvement de glissement d’un angle à l’autre du lit avant de fléchir autour du genou, en avant, en arrière comme pour se préparer à une course alors que la respiration, douce comme un gant humide qu’une main experte déplace le long du corps, tire une frontière entre le sommeil et l’éveil.

Le bourdonnement de la route au loin, le coucou toujours à l’heure, participent de cet éveil en douceur, sans alerte tonitruante, plutôt le chant d’une source que je chercherai pour m’approcher au plus près de la naissance de l’eau.

Bientôt sept heures, je me tourne d’un côté puis de l’autre, roule mon corps dans les draps qui le retiennent, les yeux ouverts ne m’offrent pas encore le regard, ils distinguent à peine les premiers éclats du jour. Ma mère ouvre les volets de sa chambre puis celui du salon et de la salle à manger. Je vois sans le voir, ébloui déjà, le soleil matinal se précipiter dans les ouvertures

21 juin 2022.

Presque un mois sans écrire une phrase, pas même un mot isolé comme une borne au bord d’un chemin. Mon corps pèle par endroits. Ce sont des pensées mortes, inutiles et oubliées, elles restent attachées à la peau mais ne ressemblent pas à des croûtes. C’est vrai, il n’y a pas eu blessure, ni déchirure ni estafilade. Juste un frottement sonore, quelques fois comme le cri tremblé d’un grillon mais je ne m’y suis pas arrêté. Poursuivi mon chemin avec la détermination inavouée de ne pas travailler. Cela fait du bien.

Aujourd’hui je me gratte, me décape, suis un singe qui s’épouille. Pensées mortes. A la recherche de la vague qui me soulèvera, me donnera de la hauteur, me procurera le plaisir du balancement si doux de l’observation, avec des mots et des silences.

Débute l’été, sa lumière particulière qui traverse comme une lame, aiguise ma phrase mais pas seulement, mon envie de vivre, de courir d’une vague à l’autre.

Encore.

22 juin 2022.

Le travail d’écriture, une servitude heureuse et mesurée, illustrée par le verbe écrire.

Ne pas trop souffrir, s’enrouler dans les draps de mots, curieux sans doute de savoir quel sera le dernier, celui que je ne trouverai pas le temps d’écrire.

23 juin 2022.

Si je dois écrire un roman, quel que soit le sujet, le mot « chimère » sera inséré dans le titre. Depuis ce roman je l’ai écrit, Chimère est dans le titre.

24 juin 2022.

(Miroirs)

Attablé à ses soixante-dix ans, l’homme trouve l’endroit bien vide, un couteau, une fourchette, une petite cuillère car ce soir il s’est préparé un dessert, du riz au lait avec une gousse de vanille. Aucun convive ne le rejoindra.

Il n’y a pas de bilan à faire, et s’il se laisse à compter les disparus, les doigts des deux mains suffisent. Pas de quoi en faire un drame, rien à retenir vraiment si ce n’est cette musique passagère, orpheline qui le traverse à grande vitesse comme s’il était une autoroute.

25 juin 2022.

(Miroirs)

Un bras autour de ses reins, le sien devant pour accueillir son autre main, celle qui n’avait pas été élue pour caresser la partie inférieure de son dos, alors que son autre main passe et repasse sans peser sur le tissu estivale de sa robe qui l’habille, juste au-dessus des genoux. Plus grand qu’elle, il se baisse un peu et dépose sur ses lèvres un baiser rapide, une sorte de picotement à fleur de peau, à dire vrai un butinement aérien, chauffé par le soleil de mai au-dessus du port.

Il a envie d’elle, elle de lui, simplement comme boire de l’eau.

Un bateau plus gros que les autres entre dans le port, lentement, précédé d’un plus petit. Il ressemble à un bateau de pêche mais ne l’est pas. Sur le trois-quarts arrière, un remorqueur se trouve accouplé au plus gros par l’intermédiaire d’une élingue qui se tend ou se détend en suivant son avancée.

L’opération conjointe des trois navires consiste à diriger le plus gros le long du quai. Demain car aujourd’hui c’est dimanche, il est bientôt dix-huit heures, demain il procèdera aux opérations de déchargement de la cargaison de céréales en vrac chargée dans les quatre cales.

Puis ils ont tourné le dos, se sont éloignés du port et du vieux phare vénitien qui a cessé de fonctionner depuis plusieurs années. Un siècle peut être.

Il souffle des mots dans le creux de son oreille pour dire qu’il trouve si court le temps passé depuis qu’il a cessé d’éclairer, si court par rapport au jour où il a commencé à l’aimer.

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