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«  Une civilisation n’est forte – à l’instar de l’individu – qu’à hauteur du différé qu’elle peut supporter : de ce qu’une génération sait planter (comme ressource à venir) sans prétendre elle-même récolter-je ne verrai pas ombreux les chênes dont j’ai reboisé la colline.».

François Jullien, Philosophie du vivre.

Plongés dans un monde où le facteur temps s’impose à chacun de nos gestes, où nos pensées à peine émises sont rangées dans des armoires informatiques, les armoires de l’oubli, nous prenons conscience de notre brièveté. Balayés comme feuilles déjà mortes par le vent des images et de l’immédiateté, nous risquons chaque jour notre vie au-dessus du vide de l’oubli. Il devient plus difficile de préparer l’avenir, de regarder au-delà de notre existence pour tenter de planter dans notre univers les cathédrales du futur. «  Une civilisation n’est forte – à l’instar de l’individu – qu’à hauteur du différé qu’elle peut supporter… ». Les bâtisseurs de cathédrales portés par une foi sans limite mais disposant aussi d’une main d’œuvre corvéable à merci, ont pris le temps de construire pour les siècles à venir. Notre-Dame de Paris douloureusement défigurée par les flammes reste un témoignage de ce temps-là.

Au regard des œuvres du passé portées par les civilisations anciennes, confrontés à l’accélération qui pénètrent nos vies sans avoir la possibilité de résister, il n’est pas inutile de se demander ce que nous laisserons derrière nous. François Jullien poursuit la phrase ci-dessus : « de ce qu’une génération sait planter (comme ressource à venir) sans prétendre elle-même récolter… ».

Nous sommes engagés dans un processus d’avenir quand nous plantons un arbre pour célébrer la naissance d’un enfant. Adulte, l’enfant qu’il était, ne reverra sans doute jamais l’arbre planté par ses parents. Voilà un geste qui accompagne et diffère dans le temps ce qui participe à l’élévation de l’avenir ; le présent planté dans la terre est le noyau d’un fruit. Par faute de temps et l’impossibilité de prendre de la distance, les réponses que nous donnons aux problèmes du présent risquent de ne pas être suffisantes pour assurer le futur. Embourbés dans des conflits, la pensée trouve difficilement sa maturation. Est-ce bien l’histoire qui s’accélère comme si le temps ne se déroulait plus à la même vitesse ou bien l’homme, fatigué d’exister depuis si longtemps, manque de souffle pour échafauder les projets d’avenir. L’investissement pour un profit immédiat participe de ce besoin de posséder le plus possible et rapidement. Nous sommes passés de la commode Louis XV qui nécessitait des heures de travail au meuble Ikéa assemblé en quelques minutes. Peu importe la durée de vie, il serait dommage de se trouver confronter à un objet qui provoquerait notre lassitude.

Tout a été dit sur l’univers de l’hyper consommation et ses conséquences désastreuses sur notre environnement.

«  – je ne verrai pas ombreux les chênes dont j’ai reboisé la colline. » Dans son livre, « Philosophie du vivre », François Jullien se demande s’il n’en irait pas de même de la politique. En effet on souhaiterait donner aux hommes politiques démocratiquement élus davantage de temps pour qu’ils s’investissent dans des projets à long terme. Donner du temps au temps est une boutade qui trouve ici tout son sens. Les populations deviennent de plus en plus impatientes laissant quelquefois les mains libres à des dictateurs sans scrupule pour qui le temps n’est qu’une aberration puisqu’ils s’autoproclament maitres des horloges.

Incapable d’être un ouvrier ou un artisan qui utilise son savoir-faire que l’on remarquera peut-être dans plusieurs décennies, je me contente d’introduire jour après jour un message à l’intérieur d’une bouteille. La mer que j’aime n’est jamais loin. Je laisse à la déesse Fatalité la liberté joyeuse de la diriger vers un lecteur improbable.

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