L’inventaire des fils

L’Inventaire des fils.

Le fil est à peine visible. Il court dans toute la maison, passe d’un étage à l’autre, s’enroule autour de la rampe d’escalier. Il m’arrive comme un enfant de sauter par-dessus, de l’enrouler autour de mon poignet en prenant garde de ne pas le sectionner. Après il est si difficile de le remettre bout à bout, je ne veux pas perdre mon temps à réparer les conséquences de ma maladresse. Encore heureux qu’il repousse. Ce n’est pas un fil qui m’a été donné de façon définitive. En plus de son élasticité, il peut se reproduire. Cela semble curieux mais il n’est pas enroulé une fois pour toute autour de son axe comme un vulgaire rouleau de ruban adhésif. S’il est sécable, il n’en devient pas inutilisable pour autant. Capable de lâcher de la longueur à tout moment, de jour comme de nuit, peu importe la condition dans laquelle je me trouve, il me précède et me suit.

Le fait qu’il soit quasiment invisible donne l’illusion d’être libre de nos mouvements. Jamais il nous donne l’impression de les entraver, enfin pour être sincère il les entrave sans doute, avec toutes ces ligatures sur notre corps, même à l’intérieur de soi mais cela m’amènerait trop loin. Je manque déjà de temps pour décrire la présence du fil, s’il fallait en plus que je déroule sa pelote intérieure, ma vie n’y suffirait pas. Car la difficulté est de trouver l’endroit où il commence à se dérouler, le point de départ, pour ensuite le suivre et ne pas le perdre en progressant. J’ai rencontré des gens qui avaient perdu le fil. Cela vous est peut-être arrivé. Moi, je ne le pense pas mais à dire vrai rien n’est moins sûr. Imaginez qu’il est même possible d’observer deux êtres s’échanger leurs fils, plus exactement s’emmêler l’un à l’autre en perdant toute considération sur qui possède son bout. Si les fils étaient en couleur, ce qui serait tellement plus simple, les êtres ainsi embrouillés, noués l’un à l’autre seraient reconnaissables à leurs couleurs arc en ciel. Mais voilà, rien est fait pour distinguer le fil de l’un, le fil de l’autre, pourtant n’imaginez pas non plus que la relation qui les soude ensemble est éternelle. Il arrive assez souvent que par suite d’un excès de tension ou au contraire, en l’abandonnant à sa liberté, le fil vient à se rompre ou se perd orphelin, dans les méandres passionnels de la vie.

Il est donc important de ne pas vivre de façon obsessionnelle, en se disant surtout ne pas perdre le fil, mais trop de décontraction nuit aussi. Le point d’équilibre est difficile à trouver entre notre destinée de marionnette retenue par un fil et notre désir de liberté. Je ne peux aussi m’empêcher d’avoir une pensée émue à l’endroit de ces gens qui décident de couper le fil. Le corps qui soudainement n’est retenu à rien, glisse sur le sol en faisant le bruit de ces draps de lits roulés en boule qu’on jette du premier étage avant d’être nettoyés. Le corps ainsi devenu chiffon ne ressemble plus à rien, à peine s’il nous est possible d’entrevoir flotter dans l’air un bout de fil transparent, sectionné, livré à lui-même, désormais sans aucune utilité.

Avant d’achever cette brève introduction, je me dois de vous alerter sur le constat qu’il m’est arrivé de faire dans notre vie quotidienne. Vous n’êtes pas sans avoir remarquer que les fils qui nous relient les uns aux autres, disparaissent. Les communications s’établissent sans fil, les images sur nos écrans sont distribuées sans fil. Soit, reconnaissons-le, ceci est un progrès mais qui risquerait de nous aveugler. Le fil existe toujours et encore pour longtemps. Il nous relie à tout et à rien, le fil modélise notre handicap, nous rend fragile et inconsistant comme la marionnette.

Je vais m’efforcer de vous le prouver au risque de mélanger les fils de toute nature, figuratifs et matériels. S’ils ne possèdent pas tous la même importance, il serait inefficace de tenter de faire un tri car dans tous les cas ils nous lient. Qu’importe, il sera bien temps plus tard, au seuil de notre vie de reconnaitre nos pelotes.

1. Donner du fil à retordre.

Sommes-toute, il est assez normal de commencer par celui-ci. La plupart des choses que nous entreprenons, donne du fil à retordre. Ne serait-ce que mon engagement à cet instant précis, de disserter sur les fils et ce qui les différencie. A dire vrai je ne possède aucun plan, mes idées sont naturellement courtes, par conséquent le fil que je tiens entre mes mains promet de rencontrer de nombreuses difficultés. Il est de nature sauvage et se laissera difficilement dompter comme ces chevaux de l’ouest américain. A défaut de lasso, d’une paire d’étriers je ne dispose que d’une conscience aigüe des entraves que je vais rencontrer. Mais cela ne suffit pas pour passer en revue la multitude de fils qui pelotonnent nos vies.

Bien qu’il ne soit pas de bonne compagnie, le fil à retordre possède l’avantage de nous amener à considérer la vie autrement que du point de vue de Sirius, comme l’on dit. Il tend à prouver notre incapacité provoquant ainsi de notre part, une réponse que l’on juge adaptée. Elle est rarement adaptée sinon cela ne nous donnerait pas du fil à retordre. Mais arrêtons-nous davantage sur les conséquences positives. Le fil à retordre nous oblige à trouver des solutions afin d’atteindre l’objectif que nous nous sommes donnés. Donner du fil à retordre, c’est aborder la science des nœuds. Les nœuds sont aussi nombreux que les fils, d’ailleurs il faudrait aussi faire l’inventaire des nœuds. Ce sera une autre fois, mieux vaut se concentrer sur les fils. Si les nœuds deviennent un objet d’étude scientifique, c’est uniquement dans le but de savoir dénouer les nœuds, ce qui s’apparenterait à un dénouement, comme le dénouement d’une intrigue. Car à vrai dire un nœud n’a guère d’intérêt s’il ne peut être dénoué. Alors qu’un fil, mais cessons d’empiéter sur un autre sujet qui serait le problème existentiel du nœud.

Le fil est de nature intrinsèque à notre réalité, alors que le nœud n’est jamais qu’une conséquence.

Moralité, ne pas fuir devant une affaire qui s’avère difficile. Elle donnera du fil à retordre mais  vous serez bien plus heureux une fois résolue grâce à votre ténacité.