LA LETTRE

Cher Monsieur,

Je vous écris de ce coin de lumière volé à la nuit qui nous entoure.

C’est une niche, un creux tapissé de vieux chiffons avec pour tout mobilier une table et une chaise, un cahier ouvert pour écrire cette lettre que je vais vous envoyer. La lumière vient du dehors par le carreau de l’unique lucarne qui me sépare du monde.

Avant, habitué à habiter le temps à petits coups de pinceaux, un jour ici, le lendemain ailleurs, nous jetions nos jours comme des poignées de confettis, libres de retomber là où le vent voulait bien les porter. Nous avions pris l’habitude de vieillir en accumulant nos années comme autant de petits cartables bourrés d’objets d’éternels écoliers, rangés plus ou moins bien entre les murs de nos maisons qui ne possédaient plus ni chambres ni salon, ni salle de bain ni cuisine mais un unique grenier du sol jusqu’au toit.

Là, nous espérions mourir entourés sans craindre la proximité, les joues rosies des baisers chapardés, heureux de serrer une main, de choquer nos verres fragiles dans le processus de l’amitié sans cesse renouvelé. Nous dissimulions sous nos laines des amours dépolis par le temps quelquefois lourds à porter. Nous imaginions un avenir qu’il nous fallait fixer au bout de nos jumelles, aussi petit qu’une étiquette collée sur un article invendu.

A notre enterrement il n’y aurait plus beaucoup de monde car nous étions déjà trop vieux. Mais qu’importe nous pensions à la cérémonie dans la petite église romane ouverte exprès, au milieu des boutons d’or et des champs de blés, froide à l’intérieur comme une vieille qui ne serait pas sortie depuis longtemps. Il nous resterait bien quelques frères de cœur, quelques amis brinquebalant et toussotant, le visage brillant des cuivres suspendus, se balançant d’un pied sur l’autre au rythme des chants de prière et du métronome invisible à la place du cœur.

Mais enfin il y avait encore un temps pour le deuil, une réunion fortuite pour les retrouvailles, des regards croisés pour l’amour, des envies de se revoir car cela faisait si longtemps et que c’est dommage de nous rassembler uniquement pour les enterrements, car au fond sans se l’avouer on s’aimait bien.

Je veux dire qu’avant l’obligation de rester chez soi, moi comme nous tous, piochions au hasard dans un grand sac les lettres et les notes de musique, les couleurs et les émaux, pour habiller notre vie de vivant. Dans mon costume d’arlequin je marchais dans les rues de la ville, librement, sans devoir changer de trottoir pour ne pas s’approcher l’un de l’autre. Chaque jour était le jour d’un premier envol.

Puis patatras, le virus a décidé que les laisses qui nous retenaient étaient bien trop longues. Il les a raccourcies mais pas au point de nous étrangler. Il m’est donc encore possible de témoigner qu’on ne meurt plus aujourd’hui comme avant. Entre les quatre murs de l’hôpital, nous les vieux, poussons ce qu’il nous reste de voix, conscients de l’étouffement à venir. Loin de nos greniers nous libérons notre dernière vision du monde au milieu de femmes et d’hommes masqués, dans le borborygme de tuyaux et de respirateurs, transfusés comme des outres qu’ils s’efforceraient à remplir d’un bon vin.

Je les entends mourir, claquemurés, bien qu’ayant brisé toutes les attaches, la chaine et l’ancre dévastées par une tempête rageuse et violente, je les entends éloignés des leurs, déjà partis comme bouteilles vides sur l’étendue du malheur.

Avant nous possédions, le verbe est fort mais plus riche que le verbe avoir, un grand-père, une grand-mère, un père, une mère, peut-être pas tous en même temps mais au moins l’un d’entre eux. Nous les possédions dans le sens qu’ils habitaient en nous, nous leur avions laissé une petite place avec deux chaises pour nos rendez-vous, moment de rencontre pour échanger nos peines et nos joies.

Aujourd’hui une chaise est vide, il n’y aura plus jamais personne pour l’occuper.

Avant, ils ou elles possédaient des enfants et des petits-enfants, un chat ou un chien, un hamster qui faisait tourner une roue dans la cage pour les amuser les jours de grande solitude. Aucun d’entre eux n’était présent pour leur dire « adieu ». Ce n’est pas mauvaise volonté ni l’oubli qui laisse tout derrière lui sans se retourner, non c’est qu’ils n’ont pas eu le droit de venir. Ils n’ont pas ouvert la porte au deuil, le mort attendra.

S’il m’était encore possible non pas de faire une déclaration, raide dans mon costume sombre, le ton emprunté aux cérémonies, il n’est plus temps des cérémonies, s’il m’était possible disais-je, de seulement murmurer en me rapprochant de votre oreille, ô combien vieillards boutés de vos greniers, ô combien je vous aimais.

Voilà, cher Monsieur, la lettre que je souhaitais vous envoyer mais il me sera plus facile de la glisser dans votre boite. Cela fait plusieurs semaines que je ne vous vois plus sortir de chez vous. La dernière fois vous me paraissiez tellement fatigué, votre cabas d’une main et votre petit chien au bout d’une laisse dans l’autre main. Puis l’ambulance s’est arrêtée devant votre porte. J’ai vu des hommes habillés en cosmonautes vous porter sur une civière et depuis… .

Cher Monsieur, si jamais vous me lisez, soyez assuré de toute mon affection.

Dominique Carron

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