Photographie des petits territoires

« Parmy tant d’emprunts, je suis bien aise d’en pouvoir desrober quelqu’un, les desguisant et difformant à nouveau service. ».
Montaigne, Les Essais.

« La citation est un objet linguistique curieux, parce qu’elle est énoncée par deux voix, celle de son premier auteur et celle de celui qui la reprend. ».
Antoine Compagnon, La seconde main.

LES PETITS TERRITOIRES.

Préambule.

Les petits territoires, je les ai traversés plus ou moins rapidement. J’en ai conservé des empreintes copiées avec application dans un carnet. Aujourd’hui je prends le temps car il m’est donné, d’ouvrir à nouveau « Le Carnet d’émerveillements » et de relire phrase après phrase ce que j’ai retenu.

Quels sont ces mots, ces paragraphes qui noircissent ainsi les petites pages blanches comme les grappes de raisins noirs dans une hotte ? Tout simplement une capture, une prise, un butin volé, arraché, extirpé de tous ces livres lus depuis de nombreuses années.
Il me serait sans doute plus facile d’évoquer « mes petits territoires », de revendiquer une sorte de paternité mais je ne le souhaite pas. Je ne fais que les traverser. Le randonneur va d’un point à un autre, d’un gîte à un autre ; en marchant il regarde, il écoute et ne garde pour lui que l’impression fugitive du temps. Ces impressions cumulées au fil de mes lectures dessinent ce que je nomme les petits territoires.

Pourquoi ouvrir ce carnet, pourquoi avoir recopié à la main autant d’extraits de livres. Je l’avais fait et je le fais encore sans avoir de projet si ce n’est le plaisir de relire ces phrases qui ont retenues mon attention de lecteur. Quelquefois il m’arrive de les utiliser dans le cadre précis d’une communication avec une personne, un groupe ou pour introduire un texte.
Cette fois ci j’ai choisi de les emprunter aux auteurs pour donner mon interprétation du texte, retrouver l’émotion qui m’avait alors saisie en tant que lecteur. Mon travail est une improvisation libre des citations. Je me hisse sur ces fragments, mal assuré dans un équilibre fragile, j’explore mes pêches miraculeuses. Elles participent à faire de moi ce que je suis, un être émerveillé par la créativité des auteurs.

« Lire », étymologiquement « Legere » : recueillir, choisir, butiner. Au cours de sa leçon inaugurale au Collège de France, William Marx nous dit : « legere, c’est choisir à l’intérieur d’une bibliothèque. ».
Ma bibliothèque est ouverte à tous les vents, s’y trouvent dans un classement imparfait autant de livres que de petits territoires. Je les traverse sans autorisation. Ils sont ma liberté sans cesse renouvelée.

« En mes escris mesmes, je ne retrouve pas toujours l’air de ma première imagination : je ne sçay ce que j’ay voulu dire et m’eschaudé souvent à corriger et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier qui valloit mieux. » Montaigne, Les Essais.

T 26

« Je suis aveugle et ne sais où aller

De mon bâton, pour ne pas me perdre

Je vais sondant mon chemin çà et là 

Quelle pitié que je sois forcé d’être

L’homme égaré qui ne sait où il va. »

Charles d’Orléans, Poésies.

« C’est d’être sur terre qui n’est pas admissible. ». déclare Eugène Ionesco dans « Présent Passé » avant d’exprimer son incompréhension de notre finitude.

24

« Mozart et Schubert, à la fin de leur vie, ont su pareillement atteindre à cette sagesse où l’expérience ultime paraît tendre la main à l’enfance intacte. »

Harry Halbreich.

C’est ce qu’écrit le musicologue à propos de Gabriel Fauré et plus précisément de la Sonate n°2 pour violon et piano en mi mineur.

T 23

« Je ne sais pas encore lire. Je suis au cinéma du quartier avec ma mère et une de ses amies, je prends le programme et je demande : « Si je regarde longtemps, longtemps, est-ce que je comprendrai les lettres et les mots ? »

Ionesco, Présent, Passé.

T 22

« Se souvenir, ce n’est pas comme raisonner, faire route dans l’espace mental ; c’est la croissance de l’espace lui-même. »

Ortega Y Gasset.